De l’avatar iconique à l’avatarisation généralisée

1. La nature première de l’avatar vidéoludique et l’hypothèse d’un « faitiche »[1] iconique

Ce chapitre ambitionne d’éclairer la nature iconique de l’avatar en ligne considéré comme objet technique info-communicationnel. La question du « corps dans l’espace numérique » commence à se poser de manière récurrente en sciences de l’information et de la communication et dès 2009, Patrice Flichy[2] rappelle le passage historique de « l’interactivité textuelle à l’interactivité corporelle ». À cette occasion, il évoque un « Internet physique » et s’intéresse aux spécificités comportementales et à la vie sociale des avatars dans Second Life, ainsi qu’aux effets en retour que ces expériences d’altérité pourraient provoquer chez un sujet se trouvant aux commandes de cette « marionnette » qu’il a créée et qui le représente dans les mondes virtuels. Mais dans ce texte comme dans bien d’autres[3] de cette interdiscipline des SIC, autant la dimension technique, à travers la facette des Technologies de l’Information et de la Communication est indéniablement présente, autant la dimension iconique paraît aller de soi et n’est nullement considérée ni interrogée dans sa spécificité. Les propos restent souvent dans une évidence métaphorique, proche du sens commun, en ce qui concerne l’identité et la présence numériques comme la question de l’avatar.

Depuis quelques années, j’ai pris le contre-pied[4] de ce type d’approche « aniconique » et me propose ici d’éclairer la nature première de l’avatar en tant qu’image interactive constituant une enveloppe de pixels permettant une délégation de soi pour pouvoir agir et vivre par procuration dans les espaces électro-numériques réticulaires valant pour une réalité virtuelle, conquêtes historiques de la modernisation info-communicationnelle. Pour cela, je vais faire appel à des approches et à des résultats de recherche encore peu souvent considérés et intégrés à nos champs d’intérêt, qu’il s’agisse de ceux du courant SIC s’occupant des pratiques vidéoludiques que par celui de Games studies et cela, tout particulièrement en France.

L’une des hypothèses de ce chapitre affirme que considérer l’avatar, en se référant à un concept de Bruno Latour, en tant que « faitiche » iconique, pourrait bien éclairer la nature particulière de ce dernier et repositionner des effets constatés, mais donnant lieu à controverse, en particulier dans le domaine du jeu vidéo. Nous allons aussi nous intéresser à l’intériorité et à la physicalité de l’avatar et à l’intentionnalité que le sujet y dépose ou qu’on lui prête en empruntant certains cadres d’analyse à Phillippe Descola. Je vais aussi m’appuyer sur la philosophie de la technique de Gilbert Simondon pour enquêter sur ce mode d’existence avatarial, sur cette hybridation réciproque entre le sujet et son avatar, entre l’homme et sa technique. Quelques références renverront à Alain Berthoz ce qui nous permettra peut-être de mieux comprendre la délégation/projection du double de soi et l’importance du point de vue, en particulier de l’alternance possible de ce dernier entre la première et la troisième personne qui est propre à la vision avatariale[5].

Pour aborder la question de l’avatar dans sa dimension d’être spécifiquement iconique, abordable par une étude iconologique, nous allons contextualiser la définition de « l’iconocrise » de Latour. Considérons donc une situation, qui correspondrait à « ce qui se passe lorsqu’une incertitude persiste quant au rôle exact de la main laborieuse dans la production du médiateur »[6] et qui interviendrait quand « l’on ne sait pas, que l’on hésite, que l’on est troublé par une action dont il est impossible de savoir, sans indice supplémentaire, si elle est destructrice ou constructive »[7] et examinons à travers un prisme ainsi construit, l’avatar vidéoludique et ses effets sur le sujet.

Malgré une formulation un peu abstraite, car comme toute citation, nos deux dernières servent à éclairer un contexte autre que celui de leur énonciation, il semblerait que c’est exactement ce qui se passe dans le domaine de l’addiction et de la thérapie par le jeu vidéo où le médiateur est bel et bien l’avatar, mais où tout le monde se demande qui fabrique quoi. Est-ce le sujet immature qui est l’artisan de son propre malheur ou encore, celui de son propre salut en construisant son ou encore, ses propres avatars ? Ou est-ce déjà le simple dispositif vidéoludique, à travers son emblématique avatar qui provoque un investissement excessif, mais aussi une possibilité de distanciation réflexive en mettant ce dernier en œuvre ?

Pour y voir plus clair et changer d’approche, il suffit de considérer l’avatar en tant qu’image technique de la médiation de soi et comme une figuration synthétique et dynamique, c’est-à-dire comme la manifestation iconique du joueur. Dès que l’on reformule les choses en ces termes, nous pouvons, en suivant Latour, pointer que les questions qui se posent concernent bien la vieille querelle de l’image. L’avatar semble être pris alternativement pour une icône bénéfique, tant qu’une certaine distance est conservée ou une idole maléfique, quand l’emprise en devient trop forte et du coup, certains l’encensent tandis que d’autres nous mettent en garde contre lui. La vraie question est évidemment de savoir si l’avatar représente seulement ou s’il personnifie aussi et dans ce cas, qui ou quoi ? Ici, d’une façon classique, c’est un objet iconique à figuration dynamique qui fait querelle ou dans le meilleur des cas, controverse.

2. De l’addiction à la thérapie, fétichismes et figures médiatiques de l’avatar

Ceux qui nous mettent en garde parlent souvent de l’addiction au jeu vidéo et à l’avatar, et cette question est même souvent présentée comme un problème sociétal et politique faisant l’objet de débats publics. Mais en dépit d’une diabolisation du jeu vidéo, longtemps bien réelle et toujours résiduelle, l’addiction n’existerait pas[8] ou serait un phénomène assez rare, d’après les spécialistes, du moins en ce qui concerne les adolescents adeptes de ce « nouveau rituel d’images »[9]. Le terme de « joueurs excessifs »[10] serait du coup plus approprié. Mais comment et à travers quel mécanisme médiatique, devient-on joueur excessif ? Nous essaierons d’esquisser des éléments de réponse en évoquant plus loin quelques résultats de nos propres recherches concernant le dispositif vidéoludique et la question du gameplay.

Parmi ceux qui envisagent et pratiquent positivement notre objet de recherche, nous retiendrons ceux qui étudient les fonctions thérapeutiques du jeu vidéo, la constitution de l’avatar et les mécanismes de reconstruction de soi spécifiques qu’il peut offrir au sujet, car cela semble bien la position symétrique de ceux qui se focalisent sur ses négativités. Il s’agit d’un courant de la psychologie analytique, qui donne une place centrale à l’avatar dans les processus thérapeutiques et dont les travaux commencent à faire référence. Son chef de file, Serge Tisseron (2009, p. 721-731) intitule même un article dans la revue Adolescence, « L’avatar, voie royale de la thérapie ». Cet auteur rappelle que ce qui frappe de prime abord est la modularité extrême de l’avatar vidéoludique qu’illustre parfaitement le fait qu’il se compose d’éléments morphologiques et corporels, d’habillement et de comportements aboutissant à une combinatoire parfaitement choisie. On peut le plus souvent sélectionner, paramétrer ou encore acheter, comme sur Second Life, les composants, chevelure, sourire, peau, bikini et démarche… Ce psychiatre et psychanalyste, mais aussi spécialiste de l’image, commente ce phénomène en écrivant que : « l’informaticien et le psychanalyste se rejoignent ici sur un point : on peut désigner comme “objet” tout ce qui est susceptible de mobiliser le désir, celui de la personne qui décide de s’en parer comme celui de celle qui en est séduite (…) Tous sont des objets partiels (…) Si cette situation peut paraître étrange à la plupart d’entre nous, il existe pourtant une personnalité à qui elle est familière, le fétichiste. (…) Toute image est en effet porteuse de l’illusion de “contenir” tout ou partie de ce qu’elle représente. Cette croyance – longtemps traitée par notre culture “d’animiste” de “fétichiste” – est pourtant fondatrice du rapport spontané que chaque humain noue avec des images » (Tisseron, 2009, p. 594, p. 596).

Cette « croyance » en une image pouvant nous « contenir », en cette enveloppe de pixels pouvant nous « accueillir », en une image que nous pourrions même « habiter », en un mot la croyance en cet avatar que nous pouvons posséder, mais qui finira peut-être par nous posséder en retour témoigne de cette valence finalement fondamentalement fétichiste de la figure de l’avatar, qui fonde notre rapport de médiation et de médiatisation avec lui. Cette relation, selon nous, peut être caractérisée par une triple polarité cognitive, mais aussi émotionnelle, le fétichisme freudien de l’objet partiel déclencheur du désir, le fétichisme de la marchandise du rêve consumériste et le fétiche, au sens premier d’objet magique fabriqué et investi de pouvoir. Ces trois dimensions objectales rendent bien compte de la nature médiatique première d’objet technique iconique de l’avatar de synthèse. Leur alliage confirme sa radicale nouveauté en tant qu’« objet heuristique » et « transversal » des mondes dits numériques (Perény, Amato, 2010).

3. L’avatar, un corps de pixels interactifs couplant intentionnalités humaines et machiniques

Pour prendre en compte la dimension d’image interactive de l’avatar, celui d’un corps de pixel nous permettant d’agir dans les mondes numériques à forte valeur de réalité auxquels autrement nous n’aurions pas accès et au sein desquels nous n’aurions aucune action possible, il convient d’ajouter et de reconnaître également deux autres propriétés spécifiques, dont nous avons aussi déjà parlé ailleurs[11]. Tout d’abord, il s’agit du fait conjoint que l’avatar est une image « opérante »[12] et « interagie »[13], donc une entité médiatique iconique aussi bien agie par la personne qui l’active que par une intentionnalité « extérieure » et qui est programmée informatiquement, mais aussi culturellement et politiquement. De plus, l’avatar offre au sujet lui-même le spectacle d’un autre soi-même animé par ses propres actions. La nouveauté du jeu vidéo en tant que premier cybermédium[14] est de produire par sa propre réflexivité proactive une scène, un théâtre d’opérations dans un monde électro-numérique simulé dont on peut devenir à la fois acteur et spectateur par cette délégation de soi qu’est l’avatar et qui permet de se voir agir ainsi en situation.

Mais la question que laisse en suspens cette dynamique des couplages humains et machiniques par l’avatar est bien celle des effets extrêmes des phénomènes de projection et d’identification. Que se passe-t-il quand l’avatar devient idole de soi dans les situations addictives et quels mécanismes finissent par provoquer l’attachement[15] du sujet à ce dernier ? Si l’on observe de l’extérieur ces situations, ce qui semble a priori visible est la rencontre et l’adéquation singulière, jusqu’à en devenir excessive, d’un sujet et d’un gameplay que les spécialistes du jeu vidéo considèrent comme au « cœur de l’expérience vidéoludique » (Genvo, 2006). Le gameplay est un terme tout à fait spécifique au jeu que l’on a fini par traduire par jouabilité, mais qui a une signification bien plus large suggérant potentialité et invite à jouer. J’ai montré par une analyse du jeu vidéo, en termes de « technicité » et de « surdétermination culturelle » (Simondon, 1969), qu’en conjuguant l’image interactive et le jeu réglé, il devient possible de mettre en évidence deux cercles concentriques, celui interne du play et celui externe du game[16] dont l’avatar et son monde constituent le centre.

D’où, en ce qui concerne le mécanisme médiatique à l’œuvre, aussi bien dans un usage excessif qu’un usage thérapeutique, l’hypothèse que des phénomènes de résonance[17] entre les deux cercles, conjugués avec des phénomènes d’attachement entre le joueur et ses avatars seraient susceptibles de déclencher une amplification des effets cognitifs et émotionnels ainsi produits, aboutissant à une habitude perdurant dans le temps par un phénomène non linéaire d’hystérésis[18]. Cette amplification, tournant en boucle en quelque sorte, aurait pour conséquence de transformer, de faire basculer par passage de seuil, le potentiel simplement captivant du dispositif vidéoludique en appareillage de capture ou encore, en appareillage de (re)construction de soi pour le sujet pratiquant. L’humain se trouverait ainsi progressivement décentré de lui-même, attiré dans l’univers électro-numérique par l’entremise de son avatar, véhicule de son identification à l’action et de sa « télé-présence immersive » (Amato, 2006).

La co-régulation des mouvements de l’avatar et des changements de point de vue assure une mise en causalité circulaire entre l’intentionnalité du sujet (l’humain) et l’intentionnalité programmée (la machine). Le degré d’identification du sujet à l’avatar conditionne la performativité addictive ou thérapeutique à travers un décentrement de la personne par le dispositif et l’installation d’habitudes, avec une possible hystérésis conduisant à des effets durables au-delà de la pratique. Le déclenchement de l’hystérésis intervient par conjonction de la résonnance du cercle du game et du cercle du play, avec un attachement singulier du sujet à son avatar.

Dans notre approche médiatique, nous dirons que l’intentionnalité valant ici pour intériorité, en fait celle du sujet, se trouve déléguée, extériorisée dans l’avatar et qu’elle s’y reflète de par son action même au sein d’un monde électro-numérique simulé. Et cette image de l’avatar possède une disposition intentionnelle d’autant plus forte que s’y reflète aussi une autre intentionnalité que l’on peut considérer comme une intériorité qui lui est propre, sinon autonome, du moins extérieure au sujet. C’est l’intentionnalité machinique, pré-programmée, qui constitue non seulement le cadre de l’action projetée du sujet, mais qui manifeste aussi les automatismes physiques et comportementaux de l’avatar piloté et la vivacité du monde de synthèse et des créatures fréquentées. Il s’agit de l’intentionnalité intrinsèque du dispositif et de l’intentionnalité déposée et programmée par les concepteurs du système technique. L’avatar électro-numérique devient ainsi vecteur d’une double médiation et médiatisation qui concernera un être hybride, ayant à la fois un côté humain et un autre non humain.

Double boucle d’asservissement cybernétique[19]

de l’avatar et déconstruction du gameplay

Figure 1. Diagramme synoptique : la co-régulation humain-machine des contenus iconiques, effets exercés sur le sujet et résonnance des cercles du play et du game

À ce stade, il n’est pas inutile de préciser que parler de l’iconicité de l’avatar ne concerne pas nécessairement les questions de ressemblance et de mimésis, ou un réalisme d’aspect et de comportement. À travers son extériorité et son apparence, se reflète et s’opère un réglage de la physicalité et de l’intériorité que manifeste ou que l’on peut prêter en tant qu’image et artefact à cet être figuré. Sa physicalité, c’est-à-dire sa matérialité, est celle même des mondes synthétiques, qui repose sur une image électronique, conjoncture de visualisation virtuelle, issue et émanant d’un objet immatériel techno-logiciel, mais qui se matérialise sur un écran, lui bien physique. Il s’agit donc d’un quasi réel[20] de nature artefactuelle, une image-programme constituant une sorte de machine virtuelle existant seulement dans l’au-delà de l’écran. Quant à son intériorité, nous pourrons dire en convoquant les propos concernant « l’ontologie des images » de Descola[21], qu’il s’agit, à l’unisson des fétiches des peuples premiers, d’« une image qui semble être dotée d’une agence, d’une disposition intentionnelle », une image devenue agissante et qui manifeste une intentionnalité certaine. Une image qui correspond à l’approche et à la notion anthropologique d’agency d’Alfred Gell (2009) pour qui la représentation figurée devient l’indice d’existence d’une personne ou d’une chose à l’origine d’événements causés par son intention propre.

4. Vision avatariale : points de vue, empathie et (re)construction de soi

L’avatar vidéoludique se retrouve ainsi au centre nodal d’une véritable double boucle de rétroaction proprement cybernétique, couplant l’intentionnalité humaine et l’intentionnalité machinique par l’entremise d’un écran et d’une image dans le contexte du dispositif cybermédiatique qu’est le jeu vidéo. Cette double boucle est en fait plus qu’un simple couplage, c’est un asservissement mutuel au sens cybernétique du terme, une co-régulation humain-machine du contenu iconique visualisé à l’écran. L’effectivité et la réactivité en temps réel de ce système d’action/réaction se basent sur une sollicitation tout autant motrice que visuelle. C’est cette prise directe que permet l’image interactive sur l’avatar et son monde qui déclenche l’identification et la réflexivité du sujet pratiquant. C’est sur cette base que l’implication et la distanciation du faire et du se « voir » faire, comme de l’agir et de (se) « voir » aussi réagir, vont se mettre en place dans un processus englobant non seulement ses actions, mais aussi ses émotions.

Cette identification par l’action à l’avatar et la vision en retour qui la renforce, bénéficie des potentialités tout à fait spécifiques et véritablement nouvelles des technologies de l’image de synthèse temps réel contemporaines. Avec la synthèse et l’interactivité, l’image à l’écran est devenue une simple conjoncture de visualisation issue d’une modélisation dynamique informatiquement programmée. De ce fait, il devient possible et en particulier dans les MMORPG[22] récents, que les points de vue adoptés puissent être commutés ou enchaînés au gré du joueur – et parfois du programme qui « prend la main » sur lui – pour alterner vision à la première personne et à la troisième personne. Ce qui veut dire que le joueur peut voir le monde et l’action qu’il y mène à travers les « yeux » de son avatar – on dirait en langage cinématographique en caméra subjective – ou encore, qu’il peut « se » voir faire en caméra objective, avec une vision en surplomb sur la scène où agit son avatar. Ici, il semblerait que le passage alterné du point de vue subjectif et objectif permette au sujet de mieux se mettre à la place de son avatar et d’ancrer son processus d’identification à l’action par la manipulation du point de vue.

À ce propos, Alain Berthoz (2004, pp.251-275) qui a étudié la « Physiologie du changement de point de vue », propose une « Esquisse d’une théorie spatiale de l’empathie » dont l’une des pierres angulaires est la coopération entre stratégie égocentrée et stratégie allocentrée, l’alternance entre un point de vue qui serait celle de « la route », « unique voie tracée » et l’autre « celle du survol, laissant le cerveau trouver de nouveaux chemins » (Berthoz, 2004, p. 227). Sa théorie du double de soi, ce schéma corporel résidant dans notre « cerveau-simulateur » qui anticipe notre action en projetant ses solutions sur le monde, nous interpelle aussi dans la mesure où il présente une piste objectivable pour une meilleure compréhension de ce qui serait cette projection/extension de soi dans cette enveloppe corporelle électro-numérique qu’est l’avatar iconique. Partant de cette hypothèse, on pourrait aller jusqu’à penser qu’il matérialise ainsi cet être virtuel, notre double intime, celui « qui rêve à notre place chaque nuit »[23].

Quant à l’approche psychologique d’inspiration analytique de ces phénomènes complexes d’interaction du sujet avec son avatar, elle insiste sur l’établissement d’une « auto-empathie virtuelle »[24] où ce dernier devient ainsi un « miroir de soi ». Ce sont de tels mécanismes projectifs – que dans une approche médiatique info-communicationnelle, Étienne Armand Amato (2008) appelle instanciation, une actualisation de différentes corporéités du sujet dans son avatar – qui pourrait participer à l’effet performatif addictif ou thérapeutique du dispositif vidéoludique. Certains chercheurs psychologues (Hasjji, Tordo, 2009, p. 665) soulignent aussi le caractère iconique finalement éminemment matériel de la dynamique identitaire avec plusieurs avatars, selon des phases permettant d’accomplir un travail sur soi lors de cures centrées sur la pratique du jeu vidéo.

Le développement avéré des thérapies vidéoludiques vient conforter notre optimisme quant aux potentialités d’émancipation et d’ouverture sur de nouvelles formes de gouvernance de soi[25], voire de solidarité[26], qu’offrirait le dispositif médiatique du jeu vidéo à travers l’avatar iconique. L’effet thérapeutique des identifications pousserait même à réévaluer le rôle de certains dispositifs hypermédiatiques comme les chats de rencontre ou les réseaux sociaux reposant sur l’expérimentation de ce que Fanny Georges appelle « des identités numériquement interfacées ». Elle discutait de leur rôle, dès 2003, dans le processus de mise en scène de soi en affirmant que : « … la communication à distance revêt une dimension politique, celle de lutter contre l’assujettissement identitaire propre à une réalité dont l’utilitarisme étouffe l’expression de l’individu entre les étaux de la convenance et de la fonction sociale. Expérimenter d’autres soi-même, d’autres parties de soi qui n’ont pas place dans la vie quotidienne permet à l’utilisateur de mettre en scène sa propre catharsis »[27] (Georges, 2003).

D’ores et déjà, toutes ces analyses jusqu’ici déployées, nous conduisent à identifier ce que j’appelle « un mode d’existence avatarial », qui procède d’un fonctionnement de type onirique co-contrôlé, matérialisé et mis en scène grâce à des moyens technologiques. Il nous permet de choisir, de vivre et de piloter en toute conscience nos « hallucinations consensuelles »[28] collectives, ce qui constitue une bonne école pour devenir acteur lucide de nos propres vies et de nos potentialités restant à explorer.

5. Le passage du fétiche au faitiche, construction collective et sociale de l’avatar iconique

Pour compléter cette étude médiatique de l’avatar vidéoludique, nous devons aller au-delà des bases fondamentales du dispositif précédemment explicitées, comme dépasser la seule dimension psychologique et individuelle pour établir un lien avec la construction sociale et collective qu’il favorise et mobilise. Pour cela, il faut s’intéresser, en suivant de nouveau Bruno Latour, à sa définition du faitiche : « Le mot “fétiche” et le mot “fait” ont la même étymologie ambiguë – ambiguë pour les Portugais, comme pour les philosophes des sciences. Mais chacun de ses deux mots insiste symétriquement sur la nuance inverse de l’autre. Le mot “fait” semble renvoyer à la réalité extérieure, le mot “fétiche” aux folles croyances du sujet. Tous les deux dissimulent, dans les profondeurs de leurs racines latines, le travail intense de construction qui permet la vérité des faits comme celle des esprits. (…) En joignant les deux sources étymologiques, nous appellerons faitiche la robuste certitude qui permet à la pratique de passer à l’action sans jamais croire à la différence entre construction et recueillement, immanence et transcendance » (Latour, 2009, p. 53).

C’est dans le cadre d’une démarche d’« anthropologie des modernes » que Latour forge ce néologisme de « faitiche » qui s’origine également de ses recherches de sociologie des sciences concernant Pasteur et sa levure de bière, à la fois pure fabrication subjectivisée, mais aussi fait scientifique objectivé produisant ainsi ces êtres hybrides qui ont constitué la modernité. Cette fusion du fait et du fétiche me semble bien caractériser pragmatiquement l’avatar vidéoludique. Par les pratiques de fabrication, d’investissement et d’interaction qui le constituent, il correspond bien à cette définition composite du faitiche, à cette double dimension d’une chose à la fois « objet-fée[29] et objet-fait » que Latour analyse dans son ouvrage. Il serait particulièrement heuristique, selon moi, pour une approche info-communicationnelle, de considérer l’avatar comme un faitiche iconique et de l’étudier en tant qu’objet médiatique radicalement nouveau de la post-modernisation, qui à la fois « fait-faire » et « fait-parler ». Un hybride qui serait résolument multiple, aussi bien image que machine, action humaine qu’action non-humaine, autorisant pouvoir d’inter-agir et narrativisation de soi. Autrement dit, l’avatar serait cet être virtuel de synthèse enfanté par la technique des modernes, dont le mode d’existence est basé sur les « sortilèges quantiques de l’écran cathodique et des semi-conducteurs conjugués aux prodiges computationnels de la Cybernétique » (Perény, 2013, p. 48) tout en nécessitant la complicité « auto-empathique » d’un sujet qui l’anime, l’entretient, l’alimente et lui prête vie pour pouvoir ainsi accéder et fréquenter ces espaces info-communicationnels qui sont en train de devenir son lot quotidien.

Il ne nous semble pas inutile d’insister sur l’avatar, considéré d’une manière symétrique, en tant qu’« incarnation » des dernières technologies électro-numériques, voire comme le premier rejeton de l’ordinateur, car il réalise, d’une manière enfin immatérielle et pacifiée, mais néanmoins tangible et quotidienne, la promesse d’un « être artificiel à notre image » (Breton, 1998). Car l’avatar numérique est bien devenu « notre double » (Perriault, 2009) amplifié et symbiotique, que notre action anime dans l’au-delà de l’écran et qui nous fait bénéficier en retour, de toutes les potentialités d’interactivité et de couplage réticulaire des dernières pratiques info-communicationnelles. Par son mode opératoire et d’existence, l’avatar, considéré en tant que personnage virtuel iconique construit par le sujet, vérifie cette observation de Latour qui veut que : « l’acteur ordinaire affirme d’une traite ce qui est l’évidence même, à savoir qu’il est légèrement dépassé par ce qu’il construit. “Nous sommes bien manipulés par des forces qui nous dépassent”. (…) Les romanciers ne disent-ils pas qu’eux aussi sont emportés par leurs personnages » (Latour, 2006, p. 52).

Un être que nous construisons et qui nous dépasse correspond bien à la définition latourienne du faitiche et aussi à de ce que peut devenir un avatar. Certains jeunes chercheurs affirment même, à propos d’un cadrage thérapeutique recourant au jeu vidéo et basé sur des identifications multiples, que « les relations entre avatars qui s’établissent à l’insu du joueur constituent l’essence de l’efficacité de cette dynamique » (Hajii, Tordo, 2009, p. 655). Mais le dépassement du sujet par le ou les avatars qu’il construit ne concerne pas seulement la thérapie et les mondes vidéoludiques. Dans des situations bien plus banales, il semble que l’autonomisation des avatars s’affirme notamment dans le domaine des réseaux sociaux, sous la forme d’anecdotes ou encore de situations plus frappantes, dont nous prenons connaissance à travers des faits divers qui mettent en jeu et en scène des personnes justement dépassées par l’existence d’agrégats documentaires (Perény, Amato, 2009) les représentants, en fait ce que nous appellerons leurs avatars hyper, qu’elles ont pourtant elles-mêmes alimentés et ainsi construits.

Des phénomènes similaires semblent à l’œuvre dans le domaine de la visualisation interactive actualisant des simulations informatiques où l’image « contient » par définition la réalité figurée. Et cette visualisation interactive nous dépasse aussi et souvent, non seulement par la dimension prédictive, mais aussi en raison du caractère tangible de l’effet de réalité produit par la simulation iconique. Le cas de figure du volcan Eyjafjöll, en mai 2010, est révélateur du fait que tous les acteurs impliqués puissent un jour être totalement dépassés, comme avec ces poussières, finalement quasi inexistantes dans le réel, mais virtuellement présentes partout, au nom desquelles ont été suspendus les vols internationaux. Cet épisode restera peut-être dans les esprits comme la démonstration de ce qui arrive quand, à travers une simulation iconique, on finit par prendre la carte pour le territoire et que la « croyance » devient excessive, « principe de précaution » oblige, dans un « fait », bien ténu, mais parfaitement « construit » et bien sûr, « contenu » dans l’image.

6. La dépolarisation de l’opposition sujet/objet et la résurgence du magique

Les avatars, ces images opérantes que nous opérons, mais qui finalement en contrepartie nous opèrent, font dorénavant partie de notre quotidien et ils nous font intégrer une technicité nouvelle. Il y a déjà longtemps, Félix Guattari (1987) attirait notre attention sur l’ « entrée en machine » de notre subjectivité. Mais l’avatar va encore plus loin : il la reconfigure en dépolarisant l’opposition constitutive classique entre sujet et objet. Nous voyons tous les jours, dans le vaste monde médiatique des artefacts iconiques, qui comprend aussi bien les métavers, que les mondes miroirs[30] et les jeux vidéo, l’avatar vidéoludique contredire et déconstruire dans les faits, la vieille solution iconoclaste, tout occidentale, à la querelle de l’image, qui consistait à faire en sorte que l’image représente seulement et qu’elle ne personnifie plus. Car il fallait que se réduise en elle la présence magique de l’idole, support typique de la croyance fétichiste au sein des sociétés traditionnelles, toutes choses auxquelles la rationalité occidentale prétend pouvoir s’arracher.

Or, avec la modernisation info-communicationnelle, l’image est bien devenue « interagie » et elle a fait l’objet d’une nouvelle « fabrique de l’image »[31]. Dans cette fabrique médiatique, l’image devient doublement faite, en amont par les concepteurs pour être à notre main et devenir manipulable, voire tactile ; mais aussi en aval par notre main à tous, qui la transforme en rentrant en rapport d’interaction avec elle et non plus seulement par la seule main de l’artiste, de l’artisan ou du technicien, comme à l’époque classique et moderne. Cela est devenu possible grâce à la démocratisation des outils infographiques qui fabriquent cette image et des ordinateurs et autres machines informatisées les mettant en scène et en pratique. Cette image, en tant que simulation interactive d’une représentation, présentifie directement ce qu’elle montre, sans avoir à être référée au monde. Du coup, elle repose aussi la question des forces individuelles et collectives et des significations sociales qui se retrouvent ainsi à l’œuvre dans la modernisation de notre subjectivité qui s’instaure. Ce que l’on pourrait appeler le « devenir avatar de l’image » soulève la même question que celle posée par Latour concernant la fabrication des faitiches : « et si la main était indispensable à l’appréhension de la vérité, à la production de l’objectivité, à la fabrication des divinités. Que se passerait-il, si le fait d’affirmer que telle image était faite de la main de l’homme augmentait au lieu de diminuer sa prétention à la vérité ? Ce serait la mort de l’état d’esprit critique, la fin de l’antifétichisme (…) plus on crée d’images de main d’homme, plus on recueille d’objectivité. En science la “pure représentation” n’existe pas » (Latour, 2009, p. 146, p. 152).

La pratique de l’avatar, qu’il prenne la forme d’un simulat ou d’un agrégat, qu’il évolue dans des cybermondes ou des hypermondes[32], dépolarise dans les faits même et du coup, dans les esprits aussi, la vieille opposition identitaire du sujet et de l’objet. Le sujet investit l’objet, lequel en fait de même à son égard, tandis que l’action de l’un s’imbrique dans l’action de l’autre. Cela fait écho avec le trouble qui nous avait en d’autres temps saisis et qui revient ainsi autrement, par la technique.

« La pensée des faitiches demande quelques minutes d’habituation, mais passé le moment de surprise devant leur forme biscornue, ce sont les figures obsolètes du sujet et de l’objet, du fabricant et du fabriqué, de l’agissant et de l’agi qui paraissent chaque jour plus improbables.[33]

Selon mon hypothèse, la transition vers ce mode de pensée inhabituelle va être accélérée par ce phénomène que j’appelle la généralisation de l’avatar. Il s’agit d’un processus déjà en cours dans certains domaines et qui arrivera à maturité dès que la modélisation et la simulation informatique de la présence deviendra notre lot quotidien, non seulement pour ce qui est de la visualisation interactive, mais aussi pour toute manifestation et échange à travers une « présence à distance » (Weissberg, 1998) entre êtres et choses, une présence médiée et médiatisée par l’entremise d’une technologie interactive. Alors, cette pensée du faitiche ne manquera pas de gagner du terrain, ce qui n’ira probablement pas sans quelques conséquences. « Car quand notre frigidaire nous twittera la liste des courses, dès que nous passerons près de notre supermarché préféré et que bien d’autres objets que le lapin Nabatzag[34] ou que notre système embarqué de navigation nous parleront, nous pourrons difficilement continuer à résister à une impression diffuse. En l’occurrence, à un sentiment de résurgence, celle d’une vision du monde magique » (Pereny, 2012, p. 200-201). Cette vision s’infiltrera en nous, comme elle le fait déjà pour les vidéojoueurs aux commandes de leur avatar dans des mondes enchantés ou ensorcelés.

En effet, des publics de plus en plus nombreux expérimentent déjà cette présence à distance dans des mondes numériques via leur avatar. Mais ces mondes, pour une bonne part, sont des univers ou la magie est véritablement omniprésente et les avatars au cours de nombreuses épreuves accumulent des pouvoirs extraordinaires. Tout ceci matérialise ainsi des « figures anthropologiques et culturelles »[35] qui ne constituent pour le moment que des contenus manifestes, mais qui s’avèrent bel et bien incorporés et engrammés par l’action. Et comme nous indique Gilles Deles : « cette dimension culturelle est d’autant plus profonde quand elle se présente sous un versant anthropologique et qu’elle mobilise les concepts de totem, de mana et de démons, car elle développe une forme nouvelle de familiarité ».

Cette familiarité du magique au cœur des rapports avec la technologie est étudiée de longue date par l’anthropologie[36], mais nous pouvons également la rencontrer dans le domaine quotidien des opinions, intégrant peu à peu le sens commun, comme le montre l’adage d’A.C. Clarke, l’un des auteurs marquants de la science-fiction et scientifique reconnu, selon lequel « toute technologie avancée est magique »[37]. Cependant, ce sont ni les opinions, ni les apparences ou les impressions qui reconfigurent nos visions du monde, elles ne font qu’en rendre compte. Pour mieux comprendre l’une des raisons de cette résurgence du magique, nous allons évoquer une partie, finalement peu connue, mais qui commence à faire référence[38], de la théorie simondonienne de la technique, à savoir, sa « théorie des phases de la culture » dont nous n’exposerons pas le détail ici, mais qui concerne le déphasage de cette « unité magique primitive » de l’humain avec le monde, laquelle en se fragmentant, déclenche l’apparition et l’évolution de la technique. L’un des meilleurs spécialistes de Simondon nous en donne un aperçu et il va jusqu’à intituler un chapitre d’un de ses articles « Vers une nouvelle “magie”, le problème de l’objectivité technologique » : « Simondon fait remarquer que du côté de la relation au monde, c’est-à-dire du côté de la technique, une nouvelle forme d’unité et de réticulation de la technique et du monde naturel a émergé, rappelant à bien des égards l’unité primitive du monde magique réticulé. Cette nouvelle réticulation, coordonnant comme c’était le cas dans l’univers magique l’activité humaine et les processus naturels, se produit à la faveur du développement des grands ensembles techniques »[39].

Depuis maintenant bien des années, le grand ensemble technique qui met en rapport une part grandissante de nos actions avec le monde est Internet et c’est bien lui et toutes les nouvelles technologies réticulaires qui mettent en scène une résurgence du magique. Certaines fréquentations comme celles de l’avatar et des dispositifs vidéoludiques – qui ont pleinement bénéficié des potentialités du Réseau des réseaux – rendent plus visibles que d’autres un changement qui est bien en cours. Il s’agit de la dépolarisation de l’opposition sujet/objet que ce grand ensemble techno-réticulaire révèle de plus en plus. Mais nous pourrions aussi, en nous référant encore à Descola, qualifier cette évolution de notre rapport au monde en relevant la modification ou peut-être simplement la nouvelle perception de notre ontologie générale et constater que notre naturalisme d’occidentaux se métisse d’un peu d’analogisme oriental en intégrant pour cela une certaine dose d’animisme[40] et que c’est bien ce que révèle d’une manière heuristique l’avatar jouable. La triple valence fétichiste de la figure de l’avatar (évoquée en fin de section 1.2) et sa nature première de faitiche iconique permet que coexistent et s’expriment à travers lui plusieurs visions du monde, qui d’habitude s’excluent. Cet état de fait ne peut aller, bien sûr, sans la résurgence, d’une manière ou d’une autre, de cette fameuse dimension du magique et rien d’étonnant qu’elle emprunte en premier la voie d’un refoulé, celui de l’image qui personnifie ou contient, au sens littéral ce qu’elle représente, comme en témoigne l’avatar par sa nature première à la fois humaine et non humaine.

7. L’avatarisation généralisée, nouveau mode d’existence et multiplication des faitiches iconiques

L’observateur attentif peut aisément constater que l’une des évolutions techno-sociales, qui de nos jours touche le grand public, passe bien par la généralisation de la figure de l’avatar. Dans un premier temps, l’avatar de soi, sur le modèle strictement vidéoludique, a déjà fait muter une part de notre intersubjectivité. Sous l’apparence d’une simple reconduite de nos relations juste déplacées et délocalisées dans des univers électro-numériques se trouvant dans l’au-delà de nos écrans, s’opère ce qui mérite d’être dénommé une alter-subjectivation (Perény, 2010). Ce processus résulte d’une rencontre et d’un commerce virtuels, non seulement avec nos semblables immergés, via leur avatar dans un cyberespace réticulaire, mais aussi avec des dissemblables, à savoir de purs artefacts non humains qui y résident aussi, que l’on appelle agents autonomes, robots, personnages non joueurs. À travers l’avatar vidéoludique, se met en place ainsi un profond mouvement d’acculturation, d’hybridation et de domestication mutuelle avec une nouvelle altérité technique, selon des mécanismes que l’on peut expérimenter quotidiennement. De plus en plus de personnes acquièrent une familiarité nouvelle avec cet être techno-logiciel icono-numérique banalisé qu’est devenu l’avatar. L’un des éléments positifs de cette évolution est que cela pourrait peut-être nous pousser à déconstruire des oppositions anciennes, mais encore tenaces, concernant l’homme et la machine. Et aider le « sujet à rompre avec l’oscillation tragique entre les utopies et les dystopies interchangeables, que ce soient celles du Golem ou celles d’un homme nouveau » (Perény, 2013, p. 28), renouant avec l’espoir de favoriser ainsi l’avènement attendu d’une forme plus humanisée de la culture numérique.

Dans un second temps, il devient prévisible que la figure de l’avatar va profiter de la diffusion de la Machine Virtuelle Interface (Perény, 2013, p. 66), de cette interface iconique arrivant à maturité dans ses formes et usages interactifs et pouvant matérialiser à l’écran tout objet technique, en effectuant le passage d’une machine physique, via la simulation, à une machine virtuelle. Pour exemple premier, pensons à notre bonne vieille machine à écrire mécanique mutant en traitement de texte sophistiqué sur l’écran de nos ordinateurs. À travers la prolifération des écrans tactiles et de ce qu’ils permettent en termes de manipulation des structures info-communicationnelles, l’interface iconique va se déployer, se généraliser en nous offrant progressivement un avatar de tout objet. Ainsi, transformera-t-elle une autre part de notre intersubjectivité en interobjectivité, au sens de Latour (1994) qui faisait remarquer il y a déjà longtemps que « les objets ne sont pas des moyens, mais des médiateurs, au même titre que tous les autres actants ».

Ce que j’appelle « l’avatarisation généralisée » va ainsi contribuer à la constitution de rapports nouveaux entre sujets et objets qui s’appliqueront directement à notre environnement, aussi bien matériel qu’immatériel, en rendant tangible et dynamique sa figuration, sous la forme de représentations/simulations interactives. Ainsi, l’avatar à travers sa généralisation pourrait assurer une nouvelle mise en rapport iconique et computationnelle entre l’homme et le monde. Dans cette lignée, il serait susceptible de devenir, à l’exemple de sa version vidéoludique originelle, un véhicule de connaissance et d’action qui finira par concerner tout : processus, objets, êtres et choses.

L’observation des tendances de l’évolution des technologies numériques montre que progressivement le réel, mais aussi le potentiel, se dédoublent en virtuel, en une réalité dite virtuelle, selon un mot à prendre pragmatiquement au sens anglo-saxon de l’adjectif virtual, souvent mal traduit, qui signifie quasi. Cette réalité autre, qui est seulement un quasi réel, pour certains un demi-réel[41], de notre point de vue littéralement le réel d’une image techniquement virtuelle[42] et opérable qui peut figurer et mettre en mouvement l’« avatar »[43] de tout être et de toute chose pouvant se manifester sur un écran. Cette emprise et cet empire de l’avatar, passant par la multiplication des faitiches iconiques, vont immanquablement installer une interactivité généralisée entre les sujets et les objets. Ces nouveaux rapports passeront par la banalisation d’un « objet-image[44] » électro-numérique opérable devenue polymorphe, dont l’avatar vidéoludique constitue la figure prémonitoire et emblématique. Cet objet-image interactif, à la fois représentation et simulation, pourrait bien se superposer à l’objet et s’interposer dans le rapport du sujet avec ce dernier, en pénétrant tous les domaines de notre existence. Il se profile déjà dans les aspects aussi bien théoriques que pratiques de notre vie et de nos actions, en allant de la recherche scientifique ou de la médecine au divertissement et aux conjonctures matérielles de notre quotidien, achats, rencontres, mises en relation. Le monde physique va aussi se dédoubler en mondes électro-numériques, bien au-delà des mondes virtuels vidéoludiques ou des métavers actuels, à travers une mobilité favorisant la constitution d’une couche info-communicationnelle se superposant entièrement à l’espace physique. Notre environnement architectural et urbain va ainsi se peupler d’avatars qui permettront l’accès à des dimensions info-communicationnelles non visibles directement, mais rendues numériquement co-présentes par une vision interfacée et augmentée de la réalité, que l’on commence à appeler la Ville 2.0 ou l’hyper-urbain[45]. C’est par son extension à notre environnement physique que l’avatarisation généralisée prendra tout son sens, s’offrant à nous non seulement à travers des objets ou des mondes virtuels utilitaires ou ludiques, mais aussi à travers cette (re)territorialisation attendue du virtuel, cette « efflorescence machinique »[46] – pour reprendre une expression de Guattari – qui viendra hybrider notre existence la plus quotidienne.

[1]. Dans les études au sens large concernant les TIC, cette notion de Bruno Latour (1997, 2009) commence à être convoquée pour être rapprochée de la nature des « objets transitionnels qui peuplent les espaces potentiels » (Belin, 1999), à propos des objets qui présentent une « autonomie » et qui « nous dépassent » en lien avec l’« habitacle » et l’« habitèle » (Boullier, 2004) ou encore, pour caractériser un objet technique « néo-magique » comme le téléphone portable (Montanari, 2005).

[2]. Dans l’article éponyme de la revue Esprit, mars-avril 2009.

[3]. Même Louise Merzeau (2010), médiologue et photographe, quand elle nous incite à « la présence numérique » ou à « habiter l’hypersphère » n’interroge véritablement, ni la présence, ni le habiter qui restent de l’ordre d’un sens commun vernaculaire.

[4]. En commençant par affirmer la valeur paradigmatique de l’image interactive pour l’étude du jeu vidéo (Perény, 2009).

[5]. La discussion approfondie des modalités de la vision avatariale dépasse le périmètre de ce chapitre, en particulier celui de son degré zéro, correspondant à un point de vue piloté sans figuration d’avatar, qui offre déjà une simple présence active du sujet dans l’image. Une problématique déjà entrevue du temps du vidéodisque interactif qui a permis les premières applications du navigationnel spatialisé dans des images réalistes. Voir à ce sujet les notions de « sémantique de l’interaction » et de « synthèse impure » (Perény, 1999). Lucas et Amato au chapitre 4, traitent en détail des questions de point de vision attaché et détaché de l’avatar.

[6]. Introduction au catalogue de l’exposition « Iconoclash in Latour » (2009, p. 147).

[7]. Ibid. (Latour, 2009, p. 138).

[8]. Voir l’interview de Yann Leroux sur Internetactu.net : « il n’y a pas d’addiction au jeu vidéo » (voir l’adresse : http://www.internetactu.net/2009/03/23/yann-leroux-il-ny-a-pas-daddiction-aux-jeux-video/).

[9]. « L’addiction aux jeux vidéo est rare », interview de Serge Tisseron, Le Monde, 7 janvier 2009. C’est aussi l’avis d’autres praticiens de l’addiction comme Marc Valleur, de Marmottan (2009) dans la revue Psychotropes.

[10]. Lire à ce sujet E. Rossé, qui en traite en détail au chapitre 11 de ce même ouvrage.

[11]. Dans le cadre d’une approche générale concernent l’heuristique de l’avatar, voir (Perény, Amato, 2010) déjà cité plus haut et pour la problématique plus générale des images interactives et du jeu vidéo, voir aussi mon ouvrage de synthèse (Perény, 2013).

[12]. Wiener en parle ainsi en évoquant Galatée, l’image idéale : « ce n’était plus une image picturale, mais une image opérante » (2001, p. 54).

[13]. (Amato, 2006) propose cette notion en tant que dépassement de l’« action sur l’image » chère à Weissberg.

[14]. Nous avons qualifié ainsi le jeu vidéo, qui constitue, selon nous, le premier cybermédium arrivé à maturité à la suite de sa rencontre avec le Réseau des réseaux. Tout en soulignant son antériorité historique incontestable par rapport à l’hypertexte et à Internet (Amato, Perény, 2008).

[15]. Au sens de Latour (2000) pour qui « l’attachement désigne à la fois ce qui émeut, ce qui met en mouvement, » autrement dit ce qui fait faire. Et il ajoute que par « ce redoublement du “faire faire” que la langue française préserve avec tant de justesse, on déplace l’attention vers ce qui nous fait agir, on l’éloigne de l’obsédante distinction du rationnel – les faits – et de l’irrationnel – les fétiches ».

[16]. Nous renvoyons à (Perény, 2010) et (Perény, 2013) pour expliciter cette dissociation – basée sur la philosophie simondonienne de l’objet technique – de la « boîte noire » du gameplay en deux cercles concentriques : d’une part, celui de la jouabilité pure de l’image interactive, que nous rangeons du côté du play et d’autre part, celui de la surdétermination culturelle du jeu vidéo réglé, le game, au sens de système règles/contenus. S’opère donc ici un renversement fondamental dans l’analyse du dispositif vidéoludique par rapport aux approches habituelles, qui elles, limitent le play, c’est-à-dire l’aspect jouable, à l’appropriation humaine du game.

[17]. Voir la thèse toute récente de Fréderic Tordo (2012) qui aborde le phénomène de résonnance dans ses acceptions psychologiques et psychanalytiques. Pour ma part, je reste fidèle à une approche simondonienne de l’information et de l’individuation et à sa conception de la résonance qui est physicaliste et proche du concept d’affordance de l’éthologue James J. Gibson, voir à ce sujet Auray (2002), Ethos technicien et information, Simondon reconfiguré par les hackers.

[18]. Issue de la physique, mais reprise aussi par la sociologie de Bourdieu, cette notion désigne la persistance d’un état ou d’une habitude, alors même qu’a cessé la cause ou le contexte l’ayant déclenché et entretenu.

  1. L’asservissement désigne le fonctionnement d’un système qui est régi par l’écart entre le comportement actuel et le comportement désiré, autrement dit la visée téléologique. Le qualificatif cybernétique renvoie au fait qu’il s’agit de deux systèmes en équilibre instable qui se contrôlent et se commandent mutuellement.

[20]. Une analyse des qualités propres aux composants des mondes virtuels a pu être proposée par Amato (2008) qui distingue leur caractère quasi (presque), simili (imitation) ou pseudo (soi-disant).

[21]. Cours au Collège de France, disponible à l’adresse : http://www.college-de-france.fr/site/philippe-descola/#|m=course|q=/site/philippe-descola/course-2008-2009.htm|p=../philippe descola/course-2009-03-04-14h00.htm.

  1. MMORPG : sigle anglais qui signifie Massively Multiplayer Online Role Playing Game. En français : jeux de rôles massivement multijoueurs.

[23]. Communication personnelle d’Alain Berthoz au cours d’un déjeuner de travail et d’échanges en vue de définir un objet d’expérimentation commune (15 janvier 2013 au Collège de France). Pour en savoir plus sur sa théorie du « double de soi » voir Chapitre VI « Délibérer avec son corps : moi et mon double » (Berthoz, 2003, pp.141-173) et pour une approche plus large de l’empathie, voir l’ouvrage collectif éponyme (Berthoz, Jorland, Dirs. 2004)

[24]. Une notion explicitée dans la thèse de Tordo (2012), mais aussi déjà annoncée dans son article dans Psychotropes en 2011, « Désir d’intersubjectivité dans les jeux vidéo : entre auto-empathie virtuelle et relations interpersonnelles réelles ». Voir aussi son développement avec Binkley au chapitre 3 du présent ouvrage collectif.

[25]. Je fais référence à une relecture (Revel, 2009) du deuxième Foucault et à ce qu’il ait pu dire du rapport à la technique comme gouvernement de soi. Une contextualisation à la maitrise de soi et à celle de l’action collective en situation d’immersion technologique, via des avatars agissant de concert, ne fait pas partie du périmètre de ce chapitre.

[26]. À ce sujet nous renvoyons aussi au chapitre de Tordo et de Binkley concernant le passage à une empathie pour autrui.

[27]. Disponible à l’adresse : http://www.omnsh.org/spip.php?article25.

[28]. Je renvoie à la définition inaugurale du cyberespace de William Gibson, cité par Bardini & Proulx (2000), qui ajoutaient, concernant le web : « c’est surtout sur le qualificatif qu’il faut mettre l’accent car l’hallucination, quant à elle, ne date pas d’hier… ».

[29]. L’objet-fée se réfère à l’une des étymologies possibles du mot du fétiche que l’on pourrait remonter à fée, « enchanté » en vieux français.

[30]. Réplique exacte d’une parcelle de notre monde biophysique, Lucas & Amato au chapitre 4.

[31]. L’exposition et l’ouvrage de Descola (2010), La Fabrique des images, retracent les grands modèles iconologiques dont celui de l’ontologie occidentale jusqu’aux premières images techniques, la photo et le cinéma. Nous pensons pour notre part que l’image interactive constitue une nouvelle « fabrique de l’image », en forme de creuset pouvant hybrider plusieurs visions du monde. Selon cette hypothèse, l’avatar procéderait non seulement du naturalisme mais aussi à la fois de l’analogisme et de l’animisme.

[32]. Voir le tableau général (Pereny, Amato, 2010, p. 108) pour la comparaison de ces polarités, ainsi que pour la définition de ces termes de simulat et d’agrégat.

[33]. Ibid., p. 117.

[34]. Il s’agit du lapin communicant de la société Violet, disponible à l’adresse : http://www.nabatzag.com.

[35]. Voir l’article de Gilles Deles sur ces figures dans l’univers du jeu Word of Warcraft (Deles, 2009, p. 601-609).

[36]. Voir l’article de synthèse de Gell, « Technology and Magic » (1988).

[37]. L’une des quatorze citations sur le site web culturel Evene rattachées au mot technologie.

[38]. Déotte (2008) reprend « la théorie des phases » de Simondon (1969) et investit l’esthétique comme travail philosophique et Latour (2010) évoque également ses « modes d’existence » et ses « phases de la culture », tout en lui préférant la référence à Souriau (2009) et son « instauration ».

[39]. « Simondon, la technologie et les sciences sociales » dans Cahiers Simondon I (Guichet, 2009).

  1. 40. Nous pouvons rappeler ici la référence aux quatre ontologies de Descola (2005), les quatre grandes visions du monde et de manière de penser, le naturalisme, l’analogisme, l’animisme et le totémisme ainsi que ses distinctions matricielles, entre physicalité et intériorité, humains et non humains.

[41]. « Half-real » au sens de Juul pour qui les jeux vidéo conjuguent à la fois des rôles réels et des mondes fictionnels (2005).

[42]. La première image technique (Flusser, 1998) et virtuelle fut celle de l’optique instrumentale, du télescope et du microscope, une image techniquement décollée de son objet et que l’on pouvait observer à la loupe. Le tournant électronique et computationnel la rendit opérable, c’est-à-dire interactivement manipulable, aussi bien au niveau de sa fabrication que de sa visualisation, ce qui a rompu son habituel rapport indiciel avec le réel.

[43]. Y compris au sens classique de l’expression, « le dernier avatar de… », qui finira bien par prendre le sens de versions ou dirons-nous de conjonctures de manifestation technologiquement assistées d’un être ou d’une chose.

[44]. Simondon s’est aussi beaucoup préoccupé de l’image : « l’image est une résultante, mais elle est aussi un germe : elle peut devenir une amorce de concept ou de doctrine ». Il précisait que « presque tous les objets produits par l’homme sont en quelque mesure des objets-images » et que « les objets-images sont presque des organismes » (Simondon, 2008, p. 13).

[45]. Voir le colloque « HyperUrbain 2 » à la CSI de La Villette, les 3 et 4 juin 2009, organisé par l’équipe CITU du Laboratoire Paragraphe.

[46]. Guattari (1992), quelques semaines avant sa mort, a adressé au monde diplomatique un texte intitulé « Pour une refondation des pratiques sociales » que l’on considère comme son testament politique. Un texte d’espoir et d’optimisme en particulier vis-à-vis de l’évolution technologique – à l’inverse de celui de Deleuze (1990) et de son « Post scriptum sur les sociétés de contrôle » de tonalité pour le moins pessimiste –, où il propose une « nouvelle alliance avec la machine » un « mariage de raison et des sentiments avec les multiples rameaux du machinisme » et parle de « mécanosphère enveloppant notre biosphère » et d’« efflorescence machinique abstraite, explorant le devenir humain ».

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