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The autoscopic flying avatar: a new paradigm to study bilocated presence in mixed reality
Abstract : This position paper presents the project « Becoming Avatar » deals with avatarial immersion [1] addressed through an interdisciplinary experimental approach. Its goal, at the crossroad of the creation of images and interactive technology, of virtual reality, neurophysiology and information and communication sciences, is to develop a device and a media scenario to support the hypothesis of a split state and to objectify the situation of bilocation [2].
Trad. : Cet article de positionnement présente le projet « Devenez Avatar » qui s’intéresse à l’immersion avatariale à travers une approche expérimentale interdisciplinaire. Son but, au carrefour de la création d’images et des technologies interactives, de la réalité virtuelle, de la neurophysiologie et des sciences de l’information et de la communication, est de développer un dispositif et un scénario médiatique pour soutenir l’hypothèse d’un état clivé et pour objectiver la situation de bilocation[2].)
Being present both here in front of the screen and over there, beyond the screen, this is a case which is shown by empirical studies of video games and by artists and metaverse explorers in Second Life. This type of state resonates in neurophysiology with the artificial « Out-of-Body Experiences » sensations produced with the aid of virtual reality equipment on healthy subjects.
Trad. : Être présent à la fois ici devant l’écran et là-bas, au-delà de l’écran, c’est un cas montré par des études empiriques de jeux vidéo et par des artistes et des explorateurs de métaverses dans Second Life. Ce type d’état résonne en neurophysiologie avec les sensations artificielles « Out-of-Body Experiences » produites à l’aide de matériel de réalité virtuelle sur des sujets sains.
The production includes the development of a scientific experimental facility for physiological measurements and a public installation allowing someone to live a non-ordinary experience of split self. The common feature to both aspects of the project is based on the original idea of integrating video and 3D technology in order to experiment a situation of flight in mixed reality. The subject is literally invited to « become an avatar », indeed, he sees his own image, filmed from behind, inlaid into a synthetic world where he will be able to move freely and experiment different events.
Trad. : La démarche comprend le développement d’une installation expérimentale scientifique pour les mesures physiologiques et d’une installation publique permettant à une personne de vivre une expérience non ordinaire de dédoublement du moi. Le point commun aux deux aspects du projet est basé sur l’idée originale d’intégrer la vidéo et la technologie 3D afin d’expérimenter une situation de vol en réalité mixte. Le sujet est littéralement invité à « devenir un avatar », car en effet, il voit sa propre image, filmée de dos, incrustée dans un monde synthétique où il pourra se déplacer librement et expérimenter différents événements.
This autoscopic system of immersion was imagined in 2013 by E. Pereny and worked in 2013-2014 with Pr A. Berthoz and E.A. Amato, to be developed and finalized with N. Galinotti and G. Gorisse, with Jams sessions integrating students.
Trad. : Ce système autoscopique d’immersion a été imaginé en 2013 par E. Pereny et travaillé en 2013-2014 avec le Pr A. Berthoz et E.A. Amato, pour être développé et finalisé avec N. Galinotti et G. Gorisse, avec des sessions de Jams intégrant des étudiants.
Illust.1. The subject is equipped with physiological sensors during the experimentation. (Trad : Le sujet est équipé de capteurs physiologiques pendant l’expérimentation.)
Categories and Subject Descriptors : Human computer interaction (HCI), Interaction paradigms, Mixed reality, Emerging technologies, Emerging interfaces.
General Terms : Measurement, Performance, Design, Experimentation, Human Factors, Theory.
Keywords : Avatar, Image, Presence, Immersion, Physiological measurements, Chroma Key, Autoscopy, Third person perspective, Real-time 3D, Instantiation, Experimentation.
1. Proposed experimentation
To describe simply the experimentation we propose, we shall now introduce its basic scenario: the free flight. At the beginning of the session, the subject is facing a green curtain with a head-mounted display. Then, the screens before his eyes are switched on, he is now seeing a virtual desert landscape with mountains and a glowing sky where the clouds are drifting. Suddenly, his perfectly cutout body, filmed from the back, is appearing, standing in the middle of the landscape. When the subject is moving, and because of the real time reacting of the image, he is realizing that he is like a 3D avatar viewed in third-person perspective. He hears the instruction to lift his arms, which will cause the take-off of his body few meters above the ground.
Trad. : Pour décrire simplement l’expérimentation que nous proposons, nous allons maintenant présenter son scénario de base : le vol libre. Au début de la séance, le sujet fait face à un rideau vert avec un écran monté sur la tête. Puis, les écrans devant ses yeux s’allument, il voit maintenant un paysage de désert virtuel avec des montagnes et un ciel rougeoyant où les nuages sont à la dérive. Soudain, son corps parfaitement découpé, filmé de dos, apparaît debout au milieu du paysage. Quand le sujet bouge, et à cause de la réaction en temps réel de l’image, il se rend compte qu’il est comme un avatar 3D vu à la troisième personne. Il entend l’instruction de lever les bras, ce qui provoquera le décollage de son corps à quelques mètres du sol.
Then, the image of the subject body seems to bend forward, although he himself remains right straight up, which initiates a general scrolling of the landscape. Then starts a learning phase which will train him to navigate in the landscape. Indeed, using his arms, the subject can induce the movement of his avatar to turn right or left, go up or down, depending on their orientations. After having some time to enjoy the sensations procured by this flight activity, he will have to face different events, tests or tasks that will allow him to experience the emotions of this split state situation in this mixed reality. Several physiological parameters will be measured during the experiment.
Trad. : Ensuite, l’image du corps du sujet semble se pencher vers l’avant, bien qu’il reste lui-même tout droit vers le haut, ce qui initie un défilement général du paysage. Commence alors une phase d’apprentissage qui l’entraînera à naviguer dans le paysage. En effet, à l’aide de ses bras, le sujet peut induire le mouvement de son avatar à tourner à droite ou à gauche, à monter ou à descendre, selon leur orientation. Après avoir eu le temps de profiter des sensations procurées par cette activité de vol, il devra faire face à différents événements, tests ou tâches qui lui permettront de vivre les émotions de cette situation d’état clivé dans cette réalité mixte. Plusieurs paramètres physiologiques seront mesurés pendant l’expérience.
2. Problems and studies
From the perspective of art and interactive image technologies, the installation is asking a particular aspect of the relation to these RT3D artificial worlds by focusing on their iconic nature [3], including Avatar [4], here rendered directly in video, and on the coupling between the image and the controls of a cybernetic system. These three aspects are studied through an action in situ, with the presence of the human subject in the picture. Thus, it should be possible to objectify and characterize these pictures who become livable spaces and theaters of action, as well as the fundamental mechanisms of interactive imaging devices, including video games and virtual reality. Or even to map the mechanisms of presence and agentivity in situations of bi-location. This new situation of ubiquity, where we are simultaneously here in front of the screen, and over there beyond in its electro-digital dimension, could help to review the effectiveness in virtual worlds, commonly sought.
Trad. : Du point de vue de l’art et des technologies de l’image interactive, l’installation pose une question particulière sur le rapport à ces mondes artificiels RT3D en se concentrant sur leur nature iconique[3], dont Avatar[4], rendu ici directement en vidéo, et sur le couplage entre l’image et les contrôles d’un système cybernétique. Ces trois aspects sont étudiés à travers une action in situ, avec la présence du sujet humain dans l’image. Ainsi, il devrait être possible d’objectiver et de caractériser ces images qui deviennent des espaces habitables et des théâtres d’action, ainsi que les mécanismes fondamentaux des dispositifs d’imagerie interactive, dont les jeux vidéo et la réalité virtuelle. Ou même de cartographier les mécanismes de présence et d’agencement dans les situations de bi-localisation. Cette nouvelle situation d’ubiquité, où nous sommes simultanément ici devant l’écran, et là-bas au-delà dans sa dimension électro-numérique, pourrait aider à revoir l’efficacité des mondes virtuels, communément recherchés.
To describe this immersion, video game studies propose the term of co-instantiation [5], which would be equivalent to projection for cinema. Within the playable sphere, the situation becomes much more complex because different identifiable corporeities are distributed not only on the two sides of the screen, but also within the screen, which becomes the control and management interface. All points of view are often mobilized, from the first to the third-person perspective, while articulating, for narrative purposes, interactive vision and « cinematics », pre-calculated scenes imposed by the machine. In this field, one of the questions is the excessive media attachment, the addictive behaviors with an « avatarial existence » and the virtual worlds opposing the real worlds that would be first and foremost one the basic effects of the ludic device. More widely, the avatar seems heuristic [6] for understanding recent developments of the Information Technologies and Science concerning the growing place of the body in the man’s relationship with the machine.
Trad. : Pour décrire cette immersion, les études sur les jeux vidéo proposent le terme de co-instanciation[5], qui serait équivalent à la projection pour le cinéma. Dans la sphère jouable, la situation devient beaucoup plus complexe parce que différentes entités identifiables sont distribuées non seulement des deux côtés de l’écran, mais aussi dans l’écran, qui devient l’interface de contrôle et de gestion. Tous les points de vue sont souvent mobilisés, de la première à la troisième personne, en articulant, à des fins narratives, une vision interactive et des scènes « cinématographiques », pré-calculées, imposées par la machine. Dans ce domaine, l’une des questions est l’attachement médiatique excessif, les comportements addictifs avec une « existence avatariale » et les mondes virtuels s’opposant aux mondes réels qui seraient d’abord et avant tout l’un des effets fondamentaux du dispositif ludique.) Plus largement, l’avatar semble heuristique[6] pour comprendre les développements récents des Technologies de l’Information et de la Science concernant la place croissante du corps dans la relation de l’homme à la machine.
As for neuroscience and virtual reality, the installation “Becoming Avatar” offers a paradigm, called « the flying Avatar », order to improve the understanding of the neural basis of the existence of a double of ourselves which has been evidenced in neurological pathologies and in recent experimental paradigms. The RT3D and the use of avatars had been a privileged solution to experimentally address this question [7]. Indeed, we know that the human brain has a representation of the human body called « Body Schema » often distinct from another mechanism, « Body Image ». There is a large neurology and neuropsychology literature describing the functions, as well as the pathological manifestations of the body schema. The fact that we have in our brain a double of ourselves is also well illustrated by the dream and the feelings of ghost limbs [8]. We know that these are the specialized areas [9] (parieto-insular cortex and temporo-parietal junction) of the brain that are involved in a privileged way, both in the multi-sensory fusion and in the construction of this body schema. The same area are involved in the relationship between body and space, or in the representation of the gravity acceleration and therefore of the orientation of the body relative to gravity, which is one of the functions of the vestibular system. Furthermore, Neuropsychology data describes the role of these areas in the phenomena of autoscopy, heautoscopy and out-of-body experiences, which are today studied by neurologists. Finally, it was shown that these areas are also involved in the relationship with others and empathy [10].
Trad. : Quant aux neurosciences et à la réalité virtuelle, l’installation « Devenir Avatar » offre un paradigme, dit de « l’Avatar volant », afin d’améliorer la compréhension de la base neuronale de l’existence d’un double de nous-mêmes qui a été mise en évidence dans des pathologies neurologiques et dans des paradigmes expérimentaux récents. La RT3D et l’utilisation d’avatars avaient été une solution privilégiée pour répondre expérimentalement à cette question[7]. En effet, nous savons que le cerveau humain a une représentation du corps humain appelée « schéma corporel » souvent distincte d’un autre mécanisme, « l’image du corps ». Il existe une abondante littérature en neurologie et en neuropsychologie décrivant les fonctions, ainsi que les manifestations pathologiques du schéma corporel. Le fait que nous avons dans notre cerveau un double de nous-mêmes est aussi bien illustré par le rêve et les sentiments des membres fantômes[8]. Nous savons que ce sont les domaines spécialisés[9] (cortex pariéto-insulaire et jonction temporo-pariétale) du cerveau qui sont impliqués de façon privilégiée, tant dans la fusion multisensorielle que dans la construction de ce schéma corporel. La même zone est impliquée dans la relation entre le corps et l’espace, ou dans la représentation de l’accélération de la gravité et donc de l’orientation du corps par rapport à la gravité, l’une des fonctions du système vestibulaire. De plus, les données neuropsychologiques décrivent le rôle de ces domaines dans les phénomènes d’autoscopie, d’héautoscopie et d’expériences de sortie hors du corps, qui sont aujourd’hui étudiés par les neurologues. Enfin, il a été démontré que ces domaines sont également impliqués dans la relation avec les autres et dans les mécanismes de l’empathie [10].
3. Methods and perspectives
Finally, it is useful to emphasize the research-creation method that we are implementing with the researchers involved in this scientific cooperation between the University of Paris 8, the College de France and the Conservatoire National des Arts et Métiers. We called our approach techno-social because it takes advantage of the availability and maturity of technology in order to invent their socialization through the creation of original content, materialized through experimentation and technical devices [11]. The preparation and the production are interdisciplinary, but the resulting objects are transdisciplinary, leading to new uses in innovative or classical domains. The originality, assumed by the leaders of this project, is to combine both research and education, including students of different levels, and experiment iteratively various situations with the public to make theoretical advances.
Trad. : Enfin, il est utile de souligner la méthode de recherche-création que nous mettons en œuvre avec les chercheurs impliqués dans cette coopération scientifique entre l’Université de Paris 8, le Collège de France et le Conservatoire National des Arts et Métiers. Nous avons appelé notre approche techno-sociale parce qu’elle profite de la disponibilité et de la maturité de la technologie pour inventer leur socialisation par la création de contenus originaux, matérialisés par des expérimentations et des dispositifs techniques[11]. La préparation et la production sont interdisciplinaires, mais les objets qui en résultent sont transdisciplinaires, conduisant à de nouvelles utilisations dans des domaines innovants ou classiques. L’originalité, assumée par les responsables de ce projet, est de combiner la recherche et l’enseignement, y compris les étudiants de différents niveaux, et d’expérimenter itérativement différentes situations avec le public pour faire des avancées théoriques.
A derivative of the experimental installation may be useful for diagnosis or even remediation of cognitive deficits in pathological identity or visuo-spatial functions, as well as for training in weightlessness situations or humanoid tele-robotics. The public installation, beyond the reflexive experience and the technical relationship will be proposed in technology exhibitions and could also lead to adaptations in the field of entertainment or in popular science venues such as the Futuroscope or the Museum of Science and Industry in Paris.
Trad. : Un dérivé de l’installation expérimentale serait utile pour le diagnostic, voire la remédiation des déficits cognitifs de l’identité pathologique ou des fonctions visuo-spatiales, ainsi que pour l’entraînement en apesanteur ou en télé-robotique humanoïde. L’installation publique, au-delà de l’expérience réflexive et de la relation technique, sera proposée dans des expositions technologiques et pourrait également conduire à des adaptations dans le domaine du divertissement ou dans des lieux de vulgarisation scientifique tels que le Futuroscope ou la Cité des Sciences et de l’Industrie à Paris.
4. References
[1] Perény, E., « Immersion avatariale : Figurations co-opérables et visions habitées en situation de bilocation par externalisation de soi » Dans A. Bernard, (dir.), Immersivité de l’Art, Paris, Editions de l’Harmattan, 2015.
[2] Furlanetto, T., Bertone, C, Becchio, C., The bilocated mind: new perspectives on self-localization and self-identification, Frontiers in Human Neuroscience, 7, 71. 2013.
[3] Perény, E., Images interactives et jeu vidéo : de l’interface iconique à l’avatar numérique. Éditions Questions théoriques, Collection Lecture>Play, 2013.
[4] Amato, E. A., Perény, E., (dirs.), Les avatars jouables des mondes numériques. Théories, terrains et témoignages de pratiques interactives, Paris, Hermès Lavoisier, 2013.
[5] Amato, E. A. Pour une théorie unificatrice du jeu vidéo : la modèle analytique de la co-instanciation. Dossier : Le virtuel pour quoi faire ? Regards croisés, Psychologie clinique, 2014/1 (N°37), 52-66.
[6] Perény, E., Amato, E. A. L’heuristique de l’avatar : polarités et fondamentaux des hypermédias et des cybermédias, Revue des Interactions Humaines Médiatisées Vol 11-N°1 2010 : 87-115.
[7] Jorland, G., Bret, M., Tramus, MH., Berthoz, A. Walking on a line: a motor paradigm using rotation and reflection symmetry to study mental body transformations. Brain and Cognition. 2009; 70(2):191-200.
[8] Olivé, I., Berthoz, A. Combined Induction of Rubber-Hand Illusion and Out-of-Body Experiences. Frontiers in Psychology. 3: 128, 2012.
[9] Thirioux B., Mercier MR., Blanke O., Berthoz, A. The cognitive and neural time course of empathy and sympathy: a neuroimaging study on self-other interaction. Neuroscience. 2014 May 16; 267:286-306.
[10] Berthoz, A., Jorland, G. L’empathie. Paris, Éditions Odile Jacob, 2004.
L’immersion avatariale : figurations co-opérables et visions habitées en situation de bilocation par externalisation de soi
Ce texte s’intéresse à l’immersion dans les mondes virtuels s’opérant par l’entremise d’un avatar, cette doublure numérique qui nous offre la possibilité d’exister et d’agir dans ces espaces électro-numériques et réticulaires situés dans cet « au-delà » de nos écrans qui interroge tant aujourd’hui. L’objectif sera d’aborder la question des rapports entre d’un côté la sphère immatérielle où s’épanouissent « les avatars jouables des mondes numériques[1] » et de l’autre la sphère matérielle, où œuvrent le cerveau et le corps des sujets prêts à s’investir dans le virtuel à travers une modalité d’immersion que je propose d’appeler avatariale. Celle-ci sera analysée en termes de figurations co-opérables, mais aussi de visions habitées et de modalités d’externalisation de soi propres aux technologies info-communicationnels vidéoludiques contemporaines ; tout en interrogeant les effets psycho-physiologiques et cognitifs qu’ensemble elles produisent.
Du fait d’une approche logistique[2], s’attachant à la matérialité de l’interaction, nous ne traiterons pas ici des personnages joués ou incarnés à travers un avatar, ni de l’œuvre immersive et ludique dans ses aspects artistiques, ou encore de la diversité jouable du domaine numérique. Davantage, nous étudierons la nature et les propriétés d’un univers icono-numérique particulier, le jeu vidéo, qui résulte de l’imbrication d’une triade constituée par l’image interactive, le programme informatique et le sujet humain agissant de concert, avec une attention particulière pour ce dernier en ce qu’il est affecté par les effets de base de cette disposition.
L’approche de la problématique reprend la lignée des travaux vidéoludiques, au sens large (Games studies), et adopte la typologie d’Arsenault et Picard (2008) identifiant trois formes d’immersion : fictionnelle, sensorielle et systémique, en privilégiant ces deux dernières au détriment de l’immersion fictionnelle et de tout son versant narratif qui sera laissée hors périmètre de cet article. L’immersion systémique, associée chez nos auteurs aux règles du jeu et au gameplay, concernera ici la maîtrise des procédures de contrôle et de commande, aussi bien celles de l’avatar que celles autorisant l’action du sujet dans un monde virtuel. Procédures que nous analyserons en fonction d’une « proxémie de l’écran » (Amato, Perény, 2012), se révélant d’autant plus riche qu’elle comprend souvent la possibilité d’alterner une vision à la première ou à la troisième personne que nous pensons propre à une « vision avatariale ». (Perény 2013b). Notre investigation concerne les différents mécanismes sensoriels et communicationnels de l’immersion et de la vision avatariales qui s’ordonnent et interfèrent, ainsi que les effets psycho-physiologiques et cognitifs que déclenche cette situation permise par le média vidéoludique, celui même que nous avons caractérisé comme « premier cybermédia » (Amato, Perény 2008) en raison du couplage cybernétique d’un sujet humain et d’un programme par l’entremise d’une image interactive.
Cela fait plus d’un quart de siècle qu’un public croissant fréquente et s’approprie l’avatar vidéoludique. Loin des simples engouements de mode juvéniles auxquels le jeu vidéo a longtemps été réduit, les joueurs participent dorénavant d’une culture populaire vernaculaire, intergénérationnelle et mondialisée. Après la rencontre du jeu vidéo et de l’Internet aux alentours de l’an 2000, et l’intérêt médiatique actuel pour les objets vidéoludiques, parler d’un « mode d’existence avatarial », (Perény 2013b) est devenu non seulement légitime, mais indispensable pour décrire une existence augmentée et symbiotique entrevue dès les débuts de l’informatique interactive (Liklider 1960). Existence nouvelle reliant, en deçà et au-delà de l’écran, des humains et des artefacts divers et permettant quotidiennement à des millions de personnes de s’immerger et de vivre des aventures individuelles et collectives dans ce que l’on a coutume d’appeler le cyberespace…
Nous sommes loin du premier jeu en réseau Habitat (1986) de Lucas Film Games sur un réseau propriétaire proposant un monde simulé en images rudimentaires 2D et des joueurs représentés par des figurines graphiques appelées « Avatars » (Amato, 2008). Les mondes virtuels contemporains ont pris la forme d’« Espace-images » (Günzel, 2008), de véritables espaces audiovisuels 3D résultant d’une nouvelle figuration inter-active. Le sujet bénéficie d’une prise en temps réel sur l’image et il peut visualiser son action aussi bien à travers son avatar que relativement à l’environnement virtuel où ce dernier évolue. De nature électro-numérique, ces espaces de figuration ont dû attendre les progrès cumulés des ordinateurs et de l’image de synthèse pour arriver à un degré suffisant de photoréalisme, de définition, de dynamique d’image, mais aussi d’interaction. De la sorte, ils ont pu offrir des mondes numériques à la fois crédibles, aisément activables et suffisamment prenants. Des avancées majeures furent l’apparition des univers persistants et massivement multijoueurs en ligne, puis la popularisation des métavers comme Second Life.
La vraie particularité de ces espaces-images tient à un mouvement croisé d’hybridation entre représentation et simulation et entre intentionnalité humaine et intentionnalité programmée. Le fait de simuler la représentation à partir de la numérisation et le fait de représenter la simulation par le calcul des pixels est une propriété fondamentale de l’image (vidéoludique) interactive, tenant à sa nature à la fois électronique et numérique. Cette image électro-numérique a comme vertu de donner vie et de donner à voir des représentations et des simulations dans des réalités dites virtuelles, sous la forme d’« analogons » (Couchot 1998) qui sont issues de la réalité physique aussi bien que de réalités imaginaires. Il importe de toujours prendre en compte que toutes ces images, à travers le pilotage du point de vue ou la manipulation de leurs éléments constitutifs, sont co-opérées, c’est-à-dire animées finalement à la fois par le sujet et le programme informatique. C’est ainsi que se trouvent couplées, mais aussi hybridées les intentionnalités du sujet humain et une intentionnalité machinique, au sens où cette dernière est la manifestation d’une intentionnalité déléguée de différents créateurs, auteurs, designers, programmeurs, s’inscrivant sous forme d’un code informatique animant l’image. Cette dernière va constituer, générer, au gré de l’utilisateur et en fonction des potentialités implémentées, le monde virtuel simulé et représenté, qui, par la place qu’il accorde au joueur, devient un espace-image habitable, avec ses protagonistes singuliers et sa spatio-temporalité particulière. La notion d’ « intentionnalité opérante » rejoint ici une problématique de plus en plus prégnante en anthropologie et en sciences de la cognition, celle de l’agency, de l’agentivité, définie comme la capacité d’action d’un être, d’un objet, voire d’une simple image (Gell 2009). Dans la situation concrète devant l’écran, le couplage homme/machine/images produit une scène signifiante à travers une co-régulation qui s’opère grâce à une double boucle cybernétique d’asservissement passant par l’écran et l’image, l’une régie par le sujet et l’autre par la machine et le programme.
De leur côté, les avatars commencent à être définis comme « des enveloppes pilotables » (Lucas & Amato, 2013) prêtes à accueillir une part, encore controversée, du sujet humain. Celui-ci acquiert ainsi une agentivité déléguée dans les mondes numériques, et intégrerait, en contrepartie, des effets en retour non négligeables. Les avatars, enveloppes de pixels, peuvent prendre la forme de héros fabriqués, paramétrables et personnalisables ou de personnages prêts-à-jouer. Les dernières études mettent l’accent sur la « relation avatariale » (Gaon, 2013), en fait sur une relation pleine et réciproque entre le sujet et l’avatar, et non pas seulement orientée du sujet à l’avatar, comme on a pu le penser dans les années 90 avec une conception de l’avatar réduit à sa dimension de marionnette ou d’instrument.
Ce changement de statut de la relation avatariale entre l’homme et une image actionnée par lui – ou encore une image ayant aussi un comportement autonome avec lequel il a affaire – se réfère à une évolution exprimée et expérimentée[3] par des praticiens-théoriciens des arts numériques comme Marie-Hélène Tramus (2000) qui écrit que « l’interactivité (…) est la simulation de l’interaction » et que l’interactivité fonctionne comme « une sorte de transformateur entre réalités ». Et effectivement, la mise en scène et en actes d’un échange interpersonnel, voire d’une collaboration en co-présence entre humains est devenue dorénavant possible au sein des univers virtuels iconiques grâce à la simulation et aux interactions permises par des avatars agissant de concert. Pour cela, il a fallu dépasser la simple « action sur l’image » (Barboza & Weissberg 2006), une action encore utilitaire et instrumentale au profit d’une « instanciation » (Amato 2008) dans l’image, une « externalisation » (Pereny 2010) de la corporéité du sujet par une actualisation de soi dans un « espace-image inter-agie », un espace virtuel pouvant accueillir plusieurs avatars et constituer un « théâtre d’action » (Pereny 2013b) pour eux. C’est le Réseau des réseaux et ses « îlots cyberspatiaux »[4] qui ont permis aux humains de rencontrer d’autres avatars d’humains pour vivre collectivement des situations d’immersion complexes. Ce faisant, ils fréquentent aussi des êtres techniques entièrement non-humains, possédant également une agentivité de degré variable ; des (ro)bots, des suivants, des monstres, etc. ; qui à la fois peuvent agir d’eux-mêmes et se constituer en ressources dynamiques pour le joueur humain.
À partir de là, « la relation avatariale peut être considérée comme une matrice composant l’hybridation du joueur et de la machine par la présentation d’un environnement et d’une réalité d’objets numériques au travers de différentes couches (ou registres) – sensori-motrice, imaginaire et sociale (…) l’avatar est dépositaire des fonctions identificatoires du sujet pluridimensionnels permettant d’intégrer l’espace du jeu et de donner sens aux objets numériques, soit de relier entre eux les mondes charnel et numérique. (…) En ce sens, l’avatar possède une fonction métaphorique ou médiatrice permettant les échanges symboliques entre ces deux mondes. » (Gaon 2013).
Fig. 2. Le diagramme[5] ci-dessus formalise les dynamiques du dispositif vidéoludique.
4. Bi-location, traversée de l’écran, effets de l’immersion en-deçà et au-delà
Pour constater ces effets de base, il suffit d’une simple observation directe concernant une situation vidéoludique banale : le sujet joueur semble être captivé, parfois capturé, à la fois en deçà et au-delà de son écran en fonction des événements. Il s’active fréquemment sur les commandes et son attention semble être accaparée par la vision de son action et de ses conséquences. Il se trouve dans une situation d’ubiquité déjà bien décrite par Amato (2008) en termes de bilocation : étant présent à la fois des deux côtés de l’écran, son corps propre est devant l’écran, mais une partie de sa « corporéité » se trouve bien au-delà par l’entremise de son « instanciation » dans son avatar. Toujours est-il, que de l’extérieur il semble effectivement immergé, plongé dans un état particulier, qui, dans les cas limites des « joueurs excessifs » (Rossé 2013), peut produire une impression d’absence relationnelle totale sur son entourage physique, du moins c’est ce dont témoignent, familles, compagnes ou compagnons. Car effectivement, le joueur peut, soit simplement se divertir ou s’investir dans un monde où son avatar relaye son action ; soit s’absenter, se réfugier ou se laisser piéger dans une réalité virtuelle en s’identifiant complètement à son avatar et en vivant à travers lui par procuration. Son corps est toujours là et reste actif, mais l’univers où il semble être relationnellement impliqué est ailleurs, une partie de lui a traversé l’écran pour mener une vie déléguée dans cet ailleurs.
L’immersion avatariale se distingue des autres situations d’immersion[6] non seulement par son aspect virtuel, assorti de cette bilocation des deux côtés de l’écran et par la traversée de ce dernier, mais aussi par la nature du processus d’identification du sujet à son avatar. Dans la première phase sensori-motrice de la relation avatariale, il s’agit avant tout d’une identification du sujet par l’action qui survient notamment de par les actes appliqués aux commandes. Minimaux et arbitraires, ce sont souvent de simples appuis sur des touches qui se trouvent amplifiés par le programme informatique et assistés par des modèles comportementaux aboutissant sur l’écran à des mouvements tout à fait réalistes et performants de l’avatar. Ces actions qui prennent l’allure d’une « téléopération » (Amato 2008 p. 253) finissent par provoquer un sentiment de « présence à distance » (Weissberg 1999), voire de « téléexistence » (Amato, 2008). Au bout d’un processus de prise en main et de maîtrise progressive, « la médiation de l’agency et la délégation de l’intentionnalité se mettent en place » (Gaon 2013) entre le sujet et son avatar. L’immersion avatariale devient complète quand l’avatar se fait oublier en devenant un pur véhicule transparent de l’action et de la sensibilité motrice, voire émotionnelle du sujet. Par facilité métaphorique, on rattache ce phénomène à un processus d’incarnation, mais cette formulation pose plus de questions qu’elle n’en résout. Mais il est indéniable que l’avatar n’attend que notre identification à lui par l’action, laquelle réclame la maîtrise instrumentale de ses commandes. Alors, il s’anime pleinement, manifeste cette fameuse corporéité déléguée, rendant ainsi l’immersion avatariale non seulement amplifiée, mais aussi co-construite et fortement symbiotique.
La situation de bilocation corporelle par l’entremise de l’avatar, souvent qualifié de « double numérique » (Perriault 2009, p. 15) peut être mise en résonnance avec une situation maintenant connue et expérimentée en neurosciences, celle de la sortie du corps provoquée, simultanément réalisée en 2007 par Olaf Blanke et par Henrik Ehrsson. Cette expérience peut intervenir au cours d’une autoscopie naturelle simulée, dans laquelle un sujet filmé de dos par une caméra se voit lui-même à travers des lunettes de réalité virtuelle, et ainsi se regarde positionné dans l’espace se trouvant devant lui. La sensation de sortie du corps, ce dédoublement de la conscience soi, est déclenchée par une sollicitation sensorielle opérée par l’expérimentateur sur le sujet, qui simultanément se sent ici et se voit là bas touché dans le dos. Il se trouve en situation de « conflit d’attribution » (Jannerod 2012) de sa conscience corporelle entre son corps propre et son image du corps et c’est à ce moment-là que peut intervenir un sentiment de bilocation. Blanke (2004) a modélisé les OBE (Out of Body Experiences) et il pense qu’elles seraient liées à l’échec d’intégration des informations proprioceptives, tactiles et visuelles pouvant provoquer des illusions vestibulaires, ce que simule artificiellement ce type d’expérimentations.
Si l’on continue à dérouler cette piste du dédoublement de soi qui semble caractériser l’immersion avatariale on ne peut manquer de faire le lien avec la théorie du double de soi d’Alain Berthoz selon lequel « le corps perçu, c’est le corps physique des sens, de la perception, mais c’est aussi le schéma corporel des neurologues, ce que j’ai appelé “le double” : nous avons dans le cerveau un deuxième nous-même »[7]. Toujours selon lui, il y a aussi l’image du corps ; celle du nôtre, mais aussi celle d’autrui ; dont la vision, grâce aux neurones miroirs, active nos propres neurones codant le mouvement et simultanément alimente notre cerveau simulateur, capable de « lier perception et action » en projetant « ses solutions sur le monde » (Berthoz 2003). L’identification par l’action à notre avatar procède probablement par ces mécanismes neurophysiologiques. Il n’est pas impossible que ce soit une partie de notre « double virtuel », notre double intime, celui « qui rêve à notre place chaque nuit »[8] qui se matérialise, prend forme visible grâce au numérique en empruntant pour véhicule d’action et de sensation cet « avatar jouable », seconde peau de pixel, à travers un phénomène non conscient et partiel d’« externalisation de soi par décorporation sensorielle » (Andrieu 2010). Il semblerait qu’à travers l’identification à l’avatar, nous projetions sur ce dernier notre propre schéma corporel et ajustions la délégation d’agentivité, l’opérationnalité de notre « intentionné corporel » (ibid.), grâce à une résonnance comportementale iconique s’établissant avec lui, et cela, jusqu’à pouvoir ressentir à travers lui, voire ressentir en nous mettant à sa place.
Dans ces processus, il semblerait qu’un élément structurant soit l’empathie et c’est ce qui permet que l’immersion avatariale puisse donner lieu à une relation thérapeutique ; Serge Tisseron (2009) intitule même son article dans Adolescence « L’avatar voie royale de la thérapie ». C’est probablement la fonction médiatrice de l’avatar entre le réel et ce qui s’actualise dans le virtuel qui fait exister cette nouvelle forme thérapeutique. Une thèse récente (Tordo 2012) et un article de synthèse présentent une théorisation de cette médiatisation avatariale sous la forme d’une « auto-empathie virtuelle », « qui est une relation empathique avec une part subjective de soi, grâce à la présence en nous d’un double imaginaire intériorisé qui nous permet de contempler notre monde subjectif comme si nous l’observions de l’extérieur. Autrement dit, comme si nous étions à la place d’un semblable, d’un autre. Mais cet autre est bien en soi-même, c’est pourquoi nous proposons d’appeler ce double l’« autrui en-soi ». C’est ce double déjà réflexif qui se trouve projeté dans l’avatar et « l’auto-empathie médiatisée est une relation empathique dirigée vers une partie de soi contenue dans l’avatar. (…) La capacité d’un joueur à prendre soin de lui, à être en auto-empathie, trouverait ainsi un écho et une illustration dans sa capacité de prendre soin de l’avatar qui le représente dans les mondes virtuels » (Tordo & Binkley 2013).
Cette approche, qui peut offrir un cadre d’explicitation de l’efficacité thérapeutique de l’avatar, semble faire l’impasse sur son altérité et ne se préoccuper que du « désir d’intersubjectivité dans les jeux vidéo » (Tordo 2011) et nullement « d’alter-subjectivation[9] » (Pereny 2010) comme s’il n’y avait pas d’extérieur à l’humain, ni de non humains, de sorte qu’on puisse expliquer tout ce qui peut arriver au sujet au contact des êtres et des milieux techniques par une théorie psychanalytique de la relation à la mère. Toute la synesthésie, les transferts sensoriels entre le sujet et son avatar, comme le ressenti par une femme des bulles du jacuzzi virtuel dans lequel se prélasse son avatar, est interprété sur la base de « ce que peut éprouver une mère quand elle met son bébé dans son bain et s’émerveille de le voir heureux.» (Tordo & Binkley 2013).
Pourtant, il semblerait intéressant de qualifier les transferts sensoriels à l’œuvre dans le rapport avatarial, c’est ce dont témoigne un artiste-explorateur des mondes virtuels comme Yann Minh qui propose la notion de « cyberesthésie » pour décrire ces phénomènes. Ce terme pourrait « combler l’absence de terminologie pour désigner cette capacité spécifique de notre système cognitif à pouvoir étendre nos perceptions kinesthésiques, extéroceptives et proprioceptives sur un dispositif artificiel, comme l’automobile, les systèmes informatiques ou la plupart de nos outils courants.» (Minh 2013).
Pour une approche croisée de l’empathie et de l’avatar, il est intéressant d’y articuler la théorie spatiale de l’empathie d’Alain Berthoz. Ce dernier a étudié la physiologie du changement de point de vue en termes de coopération entre une stratégie égocentrée et une stratégie allocentrée, entre le point de vue de « la route », « unique voie tracée » et une autre stratégie, « celle du survol, laissant le cerveau trouver de nouveaux chemins » (Berthoz, 2004, p. 227). C’est cette manipulation de référentiel spatial qui permet au sujet de se mettre à la place d’autrui, ce qui constitue la condition première de la mise en place d’une relation empathique. Ces conceptions entrent en résonnance avec mes propres analyses de la « vision avatariale » dont la spécificité est la pluralité des points de vue, la possibilité d’alterner une vision à la première personne, en caméra subjective et une vision objective en surplomb, à la troisième personne. Pour un joueur, il est possible de voir le monde par les yeux de son avatar et d’agir en conséquence, et aussi de se voir agir dans le monde en voyant de l’extérieur son avatar pour inventer, de manière réflexive, sa propre action. À ces deux visions, aux deux sens du terme, que je qualifie l’une comme l’autre d’habitées, car faisant déjà partie d’un monde iconique habitable par le sujet, s’ajoute souvent en fait une troisième vision, que nous appellerons synoptique, plus abstraite, voire plus symbolique, celle d’un « tableau de bord » (Amato 2009) occupant des zones périphériques de l’écran et fournissant des données sur le monde et l’avatar, ou encore situant le cours d’action y compris par une « mini-carte dynamique », permettant ainsi une sorte de supervision et de monitoring.
La bilocation et cette pluralité des modes de vision constituent les ressorts fondamentaux, tout à fait spécifiques de l’immersion avatariale, auxquels s’ajoute le caractère éminemment immatériel, parfaitement actualisé, mais seulement potentiel, de cette immersion. Toutes les immersions matérielles et physiques représentent un danger, une difficulté ou du moins une mise à l’épreuve avec une éventuelle sanction, et cela est vrai, en allant de l’aquatique au linguistique. L’immersion et la vision avatariales garantissent la fluidité des allers-retours entre le réel et le virtuel, entre l’en-deçà, l’écran et son au-delà. Elles se fondent sur une externalisation de soi dans l’avatar ; de sorte que les mondes virtuels jouables deviennent ainsi des espaces « transactionnels » (Winicott 2002) de facture onirique où le sujet peut s’exercer à passer de la relation d’objet à la relation de sujet, et vivre des situations, des « transcorporations » (Andrieu 2010) virtuelles en toute sécurité, du moins physique, car les débats demeurent en ce qui concerne les risques psychologiques. Le vidéojoueur profite en cela de la « bienveillance dispositive » (Belin 1999) du phénomène vidéoludique et de son avatar qui lui permettent d’inverser la flèche du temps, d’échapper à une mort, devenue enfin symbolique et expérimentable, grâce à la fonction de sauvegarde et de recommencement (Amato 2003) ou encore grâce à la résurrection de l’avatar. En corrélat des avantages de cette immersion avatariale, le sujet incorpore une logique et un agir procédurales qui l’amènent à accepter de facto le traçage et l’identification numériques, condition d’accès au jouable numérique. Mais il gagne, comme de surcroît, en capacité d’empathie non seulement pour soi et ses semblables, mais aussi pour ses dissemblables, à savoir ce non-humain pourtant issu de l’humain, autrement dit l’Autre technique.
Reste à évaluer et aussi à objectiver ce rapport d’alter-subjectivation avec l’avatar qui peut conférer au sujet quelques nouvelles aptitudes autant que redistribuer ses facultés. Il en va de même pour le sentiment, ou la « réalité » même, d’une présence distale, ainsi que pour le dédoublement de soi. À tous ces niveaux-là, que se passe-t-il objectivement, et non pas subjectivement ou encore inter-subjectivement, mais concrètement et d’une manière mesurable ? Et dans ce nouveau contexte de l’immersion avatariale, que deviennent les mécanismes de sympathie et d’empathie, ou encore ceux des changements de référentiels spatiaux. Pour élucider ces aspects, nous avons compris avec Étienne Armand Amato, avant même de finaliser notre ouvrage collectif présentant des théories, des terrains et des témoignages concernant les avatars, qu’il fallait compléter nos approches de type discursive et spéculative en mettant en place et formalisant une véritable démarche expérimentale pour aborder sur le fond la spécificité de cette relation avatariale si particulière. Nous sommes allés voir le professeur Alain Berthoz, car cette investigation ne pouvait rester cantonnée à notre discipline du fait de la complexité du phénomène. Nous nous sommes finalement engagés ensemble dans une approche transdisciplinaire Arts/Sciences/ Technologies, consistant à articuler une démarche artistiquement créative et technologiquement inventive avec des problématiques issues des Sciences de l’Information et de la Communication (Amato & Perény 2014) que nous avons intégrées avec des préoccupations et des méthodologies d’expérimentation et de mesures physiologiques maîtrisées par les Sciences de la Cognition.
Nous avons abouti à de premiers résultats en nous basant sur une idée originale de dispositif vidéo-interactif créant une situation où le sujet est invité à devenir un avatar, pour « de vrai » en entrant directement par l’image dans une réalité virtuelle onirique. Il fut maquetté pour en établir la pertinence et la faisabilité en juin 2014. Il constitue un cas-limite s’appuyant sur les ressorts de l’immersion avatariale, dont cet article a servi à préciser les bases théoriques. Le dispositif s’avère propice à la mise en évidence des degrés de l’implication sensori-motrice et cognitive du joueur, qui voit son image, devenu avatar de soi évoluant au sein d’un monde virtuel. Actuellement (novembre 2014 – mars 2015) nous sommes en train, dans le cadre d’un partenariat entre l’équipe d’Alain Berthoz du Collège de France, le MédiaLab-CréaTIC de l’Université de Paris 8 et le DICEN/IDF, d’implémenter des capteurs et de développer des scénarios et protocoles permettant de procéder aux premières mesures physiologiques. À travers ces expérimentations, nous espérons établir une meilleure compréhension de la manière d’exister, de percevoir et d’agir dans les espaces-images interactifs, et ce en fonction de notre hypothèse qu’il existe un véritable phénomène d’excorporation de l’humain virtuel dans un virtuel technologique, dans ce corps icono-numérique simulé qu’est l’avatar.
Illust.1. Maquettage au Collège de France avec les stagiaires de recherche de l’Institut de Création et d’Animation Numériques. Photo © macno.paris@gmail.com
[1]. Il s’agit du titre du premier ouvrage collectif français concernant la problématique de l’avatar, comportant trois parties, théories, terrains et témoignages, que nous avons co-dirigé (Amato & Perény 2013), dont cet article rendra en partie compte. Du coup un certain nombre d’idées exposées dans ce qui suit ont émergé au cours de nos séances de travail, il en va de même pour d’autres, discutées au cours de nos réunions au Collège de France, à trois avec Alain Berthoz, je tiens à les remercier ici pour leur contribution à la genèse de ce texte.
[2]. Voir le chapitre XIII « Pour une étude logistique de l’inter-agir iconique et corporel ». (Perény, 2013a)
[3]. Il s’agit de La Funanbule, une installation de Michel Bret et de Marie-Hélène Tramus, (2000), où un être virtuel, capable d’apprentissage et un spectateur sont en inter-action iconique et évoluent de concert.
[4]. Cette expression désigne les espaces-temps réalistes 3D de nature cybermédiatiques, faisant monde à part entière et qui existent au sein de l’Internet, un réseau dont la logique et les usages dominants restent hypertextuelles et hypermédiatiques. (Perény & Amato 2010)
[5]. Il s’agit d’une évolution du Diagramme synoptique 1.1 (Perény 2013b p. 44) qui explicitait la double boucle d’asservissement homme-programme passant par l’écran. J’ai montré auparavant (Perény 2010) par une suite de diagrammes la “concrétisation” simondonienne d’un “objet technique”, en l’occurrence l’image interactive en jeu vidéo.
[6]. « L’immersion du sujet en situation réelle, l’immersion du sujet (lecteur ou spectateur) en situation fictionnelle et l’immersion du sujet en situation virtuelle ». Annonce du premier colloque « Immersion » franco-canadien, 27-28 avril 2011, Paris.
[7]. Voir l’interview d’Alain Berthoz par Thierry Paquot, « Le cerveau dans l’espace ». Accessible à http://dpea-archi.philo.over-blog.com/article-interview-de-alain-berthoz-par-thierry-paquot-61601814.html
[8]. Communication personnelle d’Alain Berthoz au cours d’un déjeuner de travail et d’échanges en vue de définir un objet d’expérimentation commune (15 janvier 2013 au Collège de France).
[9]. En hommage à Félix Guattari et à ses fulgurances déjà anciennes concernant “l’entrée en machine de la subjectivité” et son appel à “des nouvelles subjectivations” (Guattari 1992), nous appelons “alter-subjectivation” notre hybridation avec l’avatar.
De l’avatar iconique à l’avatarisation généralisée
1. La nature première de l’avatar vidéoludique et l’hypothèse d’un « faitiche »[1] iconique
Ce chapitre ambitionne d’éclairer la nature iconique de l’avatar en ligne considéré comme objet technique info-communicationnel. La question du « corps dans l’espace numérique » commence à se poser de manière récurrente en sciences de l’information et de la communication et dès 2009, Patrice Flichy[2] rappelle le passage historique de « l’interactivité textuelle à l’interactivité corporelle ». À cette occasion, il évoque un « Internet physique » et s’intéresse aux spécificités comportementales et à la vie sociale des avatars dans Second Life, ainsi qu’aux effets en retour que ces expériences d’altérité pourraient provoquer chez un sujet se trouvant aux commandes de cette « marionnette » qu’il a créée et qui le représente dans les mondes virtuels. Mais dans ce texte comme dans bien d’autres[3] de cette interdiscipline des SIC, autant la dimension technique, à travers la facette des Technologies de l’Information et de la Communication est indéniablement présente, autant la dimension iconique paraît aller de soi et n’est nullement considérée ni interrogée dans sa spécificité. Les propos restent souvent dans une évidence métaphorique, proche du sens commun, en ce qui concerne l’identité et la présence numériques comme la question de l’avatar.
Depuis quelques années, j’ai pris le contre-pied[4] de ce type d’approche « aniconique » et me propose ici d’éclairer la nature première de l’avatar en tant qu’image interactive constituant une enveloppe de pixels permettant une délégation de soi pour pouvoir agir et vivre par procuration dans les espaces électro-numériques réticulaires valant pour une réalité virtuelle, conquêtes historiques de la modernisation info-communicationnelle. Pour cela, je vais faire appel à des approches et à des résultats de recherche encore peu souvent considérés et intégrés à nos champs d’intérêt, qu’il s’agisse de ceux du courant SIC s’occupant des pratiques vidéoludiques que par celui de Games studies et cela, tout particulièrement en France.
L’une des hypothèses de ce chapitre affirme que considérer l’avatar, en se référant à un concept de Bruno Latour, en tant que « faitiche » iconique, pourrait bien éclairer la nature particulière de ce dernier et repositionner des effets constatés, mais donnant lieu à controverse, en particulier dans le domaine du jeu vidéo. Nous allons aussi nous intéresser à l’intériorité et à la physicalité de l’avatar et à l’intentionnalité que le sujet y dépose ou qu’on lui prête en empruntant certains cadres d’analyse à Phillippe Descola. Je vais aussi m’appuyer sur la philosophie de la technique de Gilbert Simondon pour enquêter sur ce mode d’existence avatarial, sur cette hybridation réciproque entre le sujet et son avatar, entre l’homme et sa technique. Quelques références renverront à Alain Berthoz ce qui nous permettra peut-être de mieux comprendre la délégation/projection du double de soi et l’importance du point de vue, en particulier de l’alternance possible de ce dernier entre la première et la troisième personne qui est propre à la vision avatariale[5].
Pour aborder la question de l’avatar dans sa dimension d’être spécifiquement iconique, abordable par une étude iconologique, nous allons contextualiser la définition de « l’iconocrise » de Latour. Considérons donc une situation, qui correspondrait à « ce qui se passe lorsqu’une incertitude persiste quant au rôle exact de la main laborieuse dans la production du médiateur »[6] et qui interviendrait quand « l’on ne sait pas, que l’on hésite, que l’on est troublé par une action dont il est impossible de savoir, sans indice supplémentaire, si elle est destructrice ou constructive »[7] et examinons à travers un prisme ainsi construit, l’avatar vidéoludique et ses effets sur le sujet.
Malgré une formulation un peu abstraite, car comme toute citation, nos deux dernières servent à éclairer un contexte autre que celui de leur énonciation, il semblerait que c’est exactement ce qui se passe dans le domaine de l’addiction et de la thérapie par le jeu vidéo où le médiateur est bel et bien l’avatar, mais où tout le monde se demande qui fabrique quoi. Est-ce le sujet immature qui est l’artisan de son propre malheur ou encore, celui de son propre salut en construisant son ou encore, ses propres avatars ? Ou est-ce déjà le simple dispositif vidéoludique, à travers son emblématique avatar qui provoque un investissement excessif, mais aussi une possibilité de distanciation réflexive en mettant ce dernier en œuvre ?
Pour y voir plus clair et changer d’approche, il suffit de considérer l’avatar en tant qu’image technique de la médiation de soi et comme une figuration synthétique et dynamique, c’est-à-dire comme la manifestation iconique du joueur. Dès que l’on reformule les choses en ces termes, nous pouvons, en suivant Latour, pointer que les questions qui se posent concernent bien la vieille querelle de l’image. L’avatar semble être pris alternativement pour une icône bénéfique, tant qu’une certaine distance est conservée ou une idole maléfique, quand l’emprise en devient trop forte et du coup, certains l’encensent tandis que d’autres nous mettent en garde contre lui. La vraie question est évidemment de savoir si l’avatar représente seulement ou s’il personnifie aussi et dans ce cas, qui ou quoi ? Ici, d’une façon classique, c’est un objet iconique à figuration dynamique qui fait querelle ou dans le meilleur des cas, controverse.
2. De l’addiction à la thérapie, fétichismes et figures médiatiques de l’avatar
Ceux qui nous mettent en garde parlent souvent de l’addiction au jeu vidéo et à l’avatar, et cette question est même souvent présentée comme un problème sociétal et politique faisant l’objet de débats publics. Mais en dépit d’une diabolisation du jeu vidéo, longtemps bien réelle et toujours résiduelle, l’addiction n’existerait pas[8] ou serait un phénomène assez rare, d’après les spécialistes, du moins en ce qui concerne les adolescents adeptes de ce « nouveau rituel d’images »[9]. Le terme de « joueurs excessifs »[10] serait du coup plus approprié. Mais comment et à travers quel mécanisme médiatique, devient-on joueur excessif ? Nous essaierons d’esquisser des éléments de réponse en évoquant plus loin quelques résultats de nos propres recherches concernant le dispositif vidéoludique et la question du gameplay.
Parmi ceux qui envisagent et pratiquent positivement notre objet de recherche, nous retiendrons ceux qui étudient les fonctions thérapeutiques du jeu vidéo, la constitution de l’avatar et les mécanismes de reconstruction de soi spécifiques qu’il peut offrir au sujet, car cela semble bien la position symétrique de ceux qui se focalisent sur ses négativités. Il s’agit d’un courant de la psychologie analytique, qui donne une place centrale à l’avatar dans les processus thérapeutiques et dont les travaux commencent à faire référence. Son chef de file, Serge Tisseron (2009, p. 721-731) intitule même un article dans la revue Adolescence, « L’avatar, voie royale de la thérapie ». Cet auteur rappelle que ce qui frappe de prime abord est la modularité extrême de l’avatar vidéoludique qu’illustre parfaitement le fait qu’il se compose d’éléments morphologiques et corporels, d’habillement et de comportements aboutissant à une combinatoire parfaitement choisie. On peut le plus souvent sélectionner, paramétrer ou encore acheter, comme sur Second Life, les composants, chevelure, sourire, peau, bikini et démarche… Ce psychiatre et psychanalyste, mais aussi spécialiste de l’image, commente ce phénomène en écrivant que : « l’informaticien et le psychanalyste se rejoignent ici sur un point : on peut désigner comme “objet” tout ce qui est susceptible de mobiliser le désir, celui de la personne qui décide de s’en parer comme celui de celle qui en est séduite (…) Tous sont des objets partiels (…) Si cette situation peut paraître étrange à la plupart d’entre nous, il existe pourtant une personnalité à qui elle est familière, le fétichiste. (…) Toute image est en effet porteuse de l’illusion de “contenir” tout ou partie de ce qu’elle représente. Cette croyance – longtemps traitée par notre culture “d’animiste” de “fétichiste” – est pourtant fondatrice du rapport spontané que chaque humain noue avec des images » (Tisseron, 2009, p. 594, p. 596).
Cette « croyance » en une image pouvant nous « contenir », en cette enveloppe de pixels pouvant nous « accueillir », en une image que nous pourrions même « habiter », en un mot la croyance en cet avatar que nous pouvons posséder, mais qui finira peut-être par nous posséder en retour témoigne de cette valence finalement fondamentalement fétichiste de la figure de l’avatar, qui fonde notre rapport de médiation et de médiatisation avec lui. Cette relation, selon nous, peut être caractérisée par une triple polarité cognitive, mais aussi émotionnelle, le fétichisme freudien de l’objet partiel déclencheur du désir, le fétichisme de la marchandise du rêve consumériste et le fétiche, au sens premier d’objet magique fabriqué et investi de pouvoir. Ces trois dimensions objectales rendent bien compte de la nature médiatique première d’objet technique iconique de l’avatar de synthèse. Leur alliage confirme sa radicale nouveauté en tant qu’« objet heuristique » et « transversal » des mondes dits numériques (Perény, Amato, 2010).
3. L’avatar, un corps de pixels interactifs couplant intentionnalités humaines et machiniques
Pour prendre en compte la dimension d’image interactive de l’avatar, celui d’un corps de pixel nous permettant d’agir dans les mondes numériques à forte valeur de réalité auxquels autrement nous n’aurions pas accès et au sein desquels nous n’aurions aucune action possible, il convient d’ajouter et de reconnaître également deux autres propriétés spécifiques, dont nous avons aussi déjà parlé ailleurs[11]. Tout d’abord, il s’agit du fait conjoint que l’avatar est une image « opérante »[12] et « interagie »[13], donc une entité médiatique iconique aussi bien agie par la personne qui l’active que par une intentionnalité « extérieure » et qui est programmée informatiquement, mais aussi culturellement et politiquement. De plus, l’avatar offre au sujet lui-même le spectacle d’un autre soi-même animé par ses propres actions. La nouveauté du jeu vidéo en tant que premier cybermédium[14] est de produire par sa propre réflexivité proactive une scène, un théâtre d’opérations dans un monde électro-numérique simulé dont on peut devenir à la fois acteur et spectateur par cette délégation de soi qu’est l’avatar et qui permet de se voir agir ainsi en situation.
Mais la question que laisse en suspens cette dynamique des couplages humains et machiniques par l’avatar est bien celle des effets extrêmes des phénomènes de projection et d’identification. Que se passe-t-il quand l’avatar devient idole de soi dans les situations addictives et quels mécanismes finissent par provoquer l’attachement[15] du sujet à ce dernier ? Si l’on observe de l’extérieur ces situations, ce qui semble a priori visible est la rencontre et l’adéquation singulière, jusqu’à en devenir excessive, d’un sujet et d’un gameplay que les spécialistes du jeu vidéo considèrent comme au « cœur de l’expérience vidéoludique » (Genvo, 2006). Le gameplay est un terme tout à fait spécifique au jeu que l’on a fini par traduire par jouabilité, mais qui a une signification bien plus large suggérant potentialité et invite à jouer. J’ai montré par une analyse du jeu vidéo, en termes de « technicité » et de « surdétermination culturelle » (Simondon, 1969), qu’en conjuguant l’image interactive et le jeu réglé, il devient possible de mettre en évidence deux cercles concentriques, celui interne du play et celui externe du game[16] dont l’avatar et son monde constituent le centre.
D’où, en ce qui concerne le mécanisme médiatique à l’œuvre, aussi bien dans un usage excessif qu’un usage thérapeutique, l’hypothèse que des phénomènes de résonance[17] entre les deux cercles, conjugués avec des phénomènes d’attachement entre le joueur et ses avatars seraient susceptibles de déclencher une amplification des effets cognitifs et émotionnels ainsi produits, aboutissant à une habitude perdurant dans le temps par un phénomène non linéaire d’hystérésis[18]. Cette amplification, tournant en boucle en quelque sorte, aurait pour conséquence de transformer, de faire basculer par passage de seuil, le potentiel simplement captivant du dispositif vidéoludique en appareillage de capture ou encore, en appareillage de (re)construction de soi pour le sujet pratiquant. L’humain se trouverait ainsi progressivement décentré de lui-même, attiré dans l’univers électro-numérique par l’entremise de son avatar, véhicule de son identification à l’action et de sa « télé-présence immersive » (Amato, 2006).
La co-régulation des mouvements de l’avatar et des changements de point de vue assure une mise en causalité circulaire entre l’intentionnalité du sujet (l’humain) et l’intentionnalité programmée (la machine). Le degré d’identification du sujet à l’avatar conditionne la performativité addictive ou thérapeutique à travers un décentrement de la personne par le dispositif et l’installation d’habitudes, avec une possible hystérésis conduisant à des effets durables au-delà de la pratique. Le déclenchement de l’hystérésis intervient par conjonction de la résonnance du cercle du game et du cercle du play, avec un attachement singulier du sujet à son avatar.
Dans notre approche médiatique, nous dirons que l’intentionnalité valant ici pour intériorité, en fait celle du sujet, se trouve déléguée, extériorisée dans l’avatar et qu’elle s’y reflète de par son action même au sein d’un monde électro-numérique simulé. Et cette image de l’avatar possède une disposition intentionnelle d’autant plus forte que s’y reflète aussi une autre intentionnalité que l’on peut considérer comme une intériorité qui lui est propre, sinon autonome, du moins extérieure au sujet. C’est l’intentionnalité machinique, pré-programmée, qui constitue non seulement le cadre de l’action projetée du sujet, mais qui manifeste aussi les automatismes physiques et comportementaux de l’avatar piloté et la vivacité du monde de synthèse et des créatures fréquentées. Il s’agit de l’intentionnalité intrinsèque du dispositif et de l’intentionnalité déposée et programmée par les concepteurs du système technique. L’avatar électro-numérique devient ainsi vecteur d’une double médiation et médiatisation qui concernera un être hybride, ayant à la fois un côté humain et un autre non humain.
Double boucle d’asservissement cybernétique[19]
de l’avatar et déconstruction du gameplay
Figure 1. Diagramme synoptique : la co-régulation humain-machine des contenus iconiques, effets exercés sur le sujet et résonnance des cercles du play et du game
À ce stade, il n’est pas inutile de préciser que parler de l’iconicité de l’avatar ne concerne pas nécessairement les questions de ressemblance et de mimésis, ou un réalisme d’aspect et de comportement. À travers son extériorité et son apparence, se reflète et s’opère un réglage de la physicalité et de l’intériorité que manifeste ou que l’on peut prêter en tant qu’image et artefact à cet être figuré. Sa physicalité, c’est-à-dire sa matérialité, est celle même des mondes synthétiques, qui repose sur une image électronique, conjoncture de visualisation virtuelle, issue et émanant d’un objet immatériel techno-logiciel, mais qui se matérialise sur un écran, lui bien physique. Il s’agit donc d’un quasi réel[20] de nature artefactuelle, une image-programme constituant une sorte de machine virtuelle existant seulement dans l’au-delà de l’écran. Quant à son intériorité, nous pourrons dire en convoquant les propos concernant « l’ontologie des images » de Descola[21], qu’il s’agit, à l’unisson des fétiches des peuples premiers, d’« une image qui semble être dotée d’une agence, d’une disposition intentionnelle », une image devenue agissante et qui manifeste une intentionnalité certaine. Une image qui correspond à l’approche et à la notion anthropologique d’agency d’Alfred Gell (2009) pour qui la représentation figurée devient l’indice d’existence d’une personne ou d’une chose à l’origine d’événements causés par son intention propre.
4. Vision avatariale : points de vue, empathie et (re)construction de soi
L’avatar vidéoludique se retrouve ainsi au centre nodal d’une véritable double boucle de rétroaction proprement cybernétique, couplant l’intentionnalité humaine et l’intentionnalité machinique par l’entremise d’un écran et d’une image dans le contexte du dispositif cybermédiatique qu’est le jeu vidéo. Cette double boucle est en fait plus qu’un simple couplage, c’est un asservissement mutuel au sens cybernétique du terme, une co-régulation humain-machine du contenu iconique visualisé à l’écran. L’effectivité et la réactivité en temps réel de ce système d’action/réaction se basent sur une sollicitation tout autant motrice que visuelle. C’est cette prise directe que permet l’image interactive sur l’avatar et son monde qui déclenche l’identification et la réflexivité du sujet pratiquant. C’est sur cette base que l’implication et la distanciation du faire et du se « voir » faire, comme de l’agir et de (se) « voir » aussi réagir, vont se mettre en place dans un processus englobant non seulement ses actions, mais aussi ses émotions.
Cette identification par l’action à l’avatar et la vision en retour qui la renforce, bénéficie des potentialités tout à fait spécifiques et véritablement nouvelles des technologies de l’image de synthèse temps réel contemporaines. Avec la synthèse et l’interactivité, l’image à l’écran est devenue une simple conjoncture de visualisation issue d’une modélisation dynamique informatiquement programmée. De ce fait, il devient possible et en particulier dans les MMORPG[22] récents, que les points de vue adoptés puissent être commutés ou enchaînés au gré du joueur – et parfois du programme qui « prend la main » sur lui – pour alterner vision à la première personne et à la troisième personne. Ce qui veut dire que le joueur peut voir le monde et l’action qu’il y mène à travers les « yeux » de son avatar – on dirait en langage cinématographique en caméra subjective – ou encore, qu’il peut « se » voir faire en caméra objective, avec une vision en surplomb sur la scène où agit son avatar. Ici, il semblerait que le passage alterné du point de vue subjectif et objectif permette au sujet de mieux se mettre à la place de son avatar et d’ancrer son processus d’identification à l’action par la manipulation du point de vue.
À ce propos, Alain Berthoz (2004, pp.251-275) qui a étudié la « Physiologie du changement de point de vue », propose une « Esquisse d’une théorie spatiale de l’empathie » dont l’une des pierres angulaires est la coopération entre stratégie égocentrée et stratégie allocentrée, l’alternance entre un point de vue qui serait celle de « la route », « unique voie tracée » et l’autre « celle du survol, laissant le cerveau trouver de nouveaux chemins » (Berthoz, 2004, p. 227). Sa théorie du double de soi, ce schéma corporel résidant dans notre « cerveau-simulateur » qui anticipe notre action en projetant ses solutions sur le monde, nous interpelle aussi dans la mesure où il présente une piste objectivable pour une meilleure compréhension de ce qui serait cette projection/extension de soi dans cette enveloppe corporelle électro-numérique qu’est l’avatar iconique. Partant de cette hypothèse, on pourrait aller jusqu’à penser qu’il matérialise ainsi cet être virtuel, notre double intime, celui « qui rêve à notre place chaque nuit »[23].
Quant à l’approche psychologique d’inspiration analytique de ces phénomènes complexes d’interaction du sujet avec son avatar, elle insiste sur l’établissement d’une « auto-empathie virtuelle »[24] où ce dernier devient ainsi un « miroir de soi ». Ce sont de tels mécanismes projectifs – que dans une approche médiatique info-communicationnelle, Étienne Armand Amato (2008) appelle instanciation, une actualisation de différentes corporéités du sujet dans son avatar – qui pourrait participer à l’effet performatif addictif ou thérapeutique du dispositif vidéoludique. Certains chercheurs psychologues (Hasjji, Tordo, 2009, p. 665) soulignent aussi le caractère iconique finalement éminemment matériel de la dynamique identitaire avec plusieurs avatars, selon des phases permettant d’accomplir un travail sur soi lors de cures centrées sur la pratique du jeu vidéo.
Le développement avéré des thérapies vidéoludiques vient conforter notre optimisme quant aux potentialités d’émancipation et d’ouverture sur de nouvelles formes de gouvernance de soi[25], voire de solidarité[26], qu’offrirait le dispositif médiatique du jeu vidéo à travers l’avatar iconique. L’effet thérapeutique des identifications pousserait même à réévaluer le rôle de certains dispositifs hypermédiatiques comme les chats de rencontre ou les réseaux sociaux reposant sur l’expérimentation de ce que Fanny Georges appelle « des identités numériquement interfacées ». Elle discutait de leur rôle, dès 2003, dans le processus de mise en scène de soi en affirmant que : « … la communication à distance revêt une dimension politique, celle de lutter contre l’assujettissement identitaire propre à une réalité dont l’utilitarisme étouffe l’expression de l’individu entre les étaux de la convenance et de la fonction sociale. Expérimenter d’autres soi-même, d’autres parties de soi qui n’ont pas place dans la vie quotidienne permet à l’utilisateur de mettre en scène sa propre catharsis »[27] (Georges, 2003).
D’ores et déjà, toutes ces analyses jusqu’ici déployées, nous conduisent à identifier ce que j’appelle « un mode d’existence avatarial », qui procède d’un fonctionnement de type onirique co-contrôlé, matérialisé et mis en scène grâce à des moyens technologiques. Il nous permet de choisir, de vivre et de piloter en toute conscience nos « hallucinations consensuelles »[28] collectives, ce qui constitue une bonne école pour devenir acteur lucide de nos propres vies et de nos potentialités restant à explorer.
5. Le passage du fétiche au faitiche, construction collective et sociale de l’avatar iconique
Pour compléter cette étude médiatique de l’avatar vidéoludique, nous devons aller au-delà des bases fondamentales du dispositif précédemment explicitées, comme dépasser la seule dimension psychologique et individuelle pour établir un lien avec la construction sociale et collective qu’il favorise et mobilise. Pour cela, il faut s’intéresser, en suivant de nouveau Bruno Latour, à sa définition du faitiche : « Le mot “fétiche” et le mot “fait” ont la même étymologie ambiguë – ambiguë pour les Portugais, comme pour les philosophes des sciences. Mais chacun de ses deux mots insiste symétriquement sur la nuance inverse de l’autre. Le mot “fait” semble renvoyer à la réalité extérieure, le mot “fétiche” aux folles croyances du sujet. Tous les deux dissimulent, dans les profondeurs de leurs racines latines, le travail intense de construction qui permet la vérité des faits comme celle des esprits. (…) En joignant les deux sources étymologiques, nous appellerons faitiche la robuste certitude qui permet à la pratique de passer à l’action sans jamais croire à la différence entre construction et recueillement, immanence et transcendance » (Latour, 2009, p. 53).
C’est dans le cadre d’une démarche d’« anthropologie des modernes » que Latour forge ce néologisme de « faitiche » qui s’origine également de ses recherches de sociologie des sciences concernant Pasteur et sa levure de bière, à la fois pure fabrication subjectivisée, mais aussi fait scientifique objectivé produisant ainsi ces êtres hybrides qui ont constitué la modernité. Cette fusion du fait et du fétiche me semble bien caractériser pragmatiquement l’avatar vidéoludique. Par les pratiques de fabrication, d’investissement et d’interaction qui le constituent, il correspond bien à cette définition composite du faitiche, à cette double dimension d’une chose à la fois « objet-fée[29] et objet-fait » que Latour analyse dans son ouvrage. Il serait particulièrement heuristique, selon moi, pour une approche info-communicationnelle, de considérer l’avatar comme un faitiche iconique et de l’étudier en tant qu’objet médiatique radicalement nouveau de la post-modernisation, qui à la fois « fait-faire » et « fait-parler ». Un hybride qui serait résolument multiple, aussi bien image que machine, action humaine qu’action non-humaine, autorisant pouvoir d’inter-agir et narrativisation de soi. Autrement dit, l’avatar serait cet être virtuel de synthèse enfanté par la technique des modernes, dont le mode d’existence est basé sur les « sortilèges quantiques de l’écran cathodique et des semi-conducteurs conjugués aux prodiges computationnels de la Cybernétique » (Perény, 2013, p. 48) tout en nécessitant la complicité « auto-empathique » d’un sujet qui l’anime, l’entretient, l’alimente et lui prête vie pour pouvoir ainsi accéder et fréquenter ces espaces info-communicationnels qui sont en train de devenir son lot quotidien.
Il ne nous semble pas inutile d’insister sur l’avatar, considéré d’une manière symétrique, en tant qu’« incarnation » des dernières technologies électro-numériques, voire comme le premier rejeton de l’ordinateur, car il réalise, d’une manière enfin immatérielle et pacifiée, mais néanmoins tangible et quotidienne, la promesse d’un « être artificiel à notre image » (Breton, 1998). Car l’avatar numérique est bien devenu « notre double » (Perriault, 2009) amplifié et symbiotique, que notre action anime dans l’au-delà de l’écran et qui nous fait bénéficier en retour, de toutes les potentialités d’interactivité et de couplage réticulaire des dernières pratiques info-communicationnelles. Par son mode opératoire et d’existence, l’avatar, considéré en tant que personnage virtuel iconique construit par le sujet, vérifie cette observation de Latour qui veut que : « l’acteur ordinaire affirme d’une traite ce qui est l’évidence même, à savoir qu’il est légèrement dépassé par ce qu’il construit. “Nous sommes bien manipulés par des forces qui nous dépassent”. (…) Les romanciers ne disent-ils pas qu’eux aussi sont emportés par leurs personnages » (Latour, 2006, p. 52).
Un être que nous construisons et qui nous dépasse correspond bien à la définition latourienne du faitiche et aussi à de ce que peut devenir un avatar. Certains jeunes chercheurs affirment même, à propos d’un cadrage thérapeutique recourant au jeu vidéo et basé sur des identifications multiples, que « les relations entre avatars qui s’établissent à l’insu du joueur constituent l’essence de l’efficacité de cette dynamique » (Hajii, Tordo, 2009, p. 655). Mais le dépassement du sujet par le ou les avatars qu’il construit ne concerne pas seulement la thérapie et les mondes vidéoludiques. Dans des situations bien plus banales, il semble que l’autonomisation des avatars s’affirme notamment dans le domaine des réseaux sociaux, sous la forme d’anecdotes ou encore de situations plus frappantes, dont nous prenons connaissance à travers des faits divers qui mettent en jeu et en scène des personnes justement dépassées par l’existence d’agrégats documentaires (Perény, Amato, 2009) les représentants, en fait ce que nous appellerons leurs avatars hyper, qu’elles ont pourtant elles-mêmes alimentés et ainsi construits.
Des phénomènes similaires semblent à l’œuvre dans le domaine de la visualisation interactive actualisant des simulations informatiques où l’image « contient » par définition la réalité figurée. Et cette visualisation interactive nous dépasse aussi et souvent, non seulement par la dimension prédictive, mais aussi en raison du caractère tangible de l’effet de réalité produit par la simulation iconique. Le cas de figure du volcan Eyjafjöll, en mai 2010, est révélateur du fait que tous les acteurs impliqués puissent un jour être totalement dépassés, comme avec ces poussières, finalement quasi inexistantes dans le réel, mais virtuellement présentes partout, au nom desquelles ont été suspendus les vols internationaux. Cet épisode restera peut-être dans les esprits comme la démonstration de ce qui arrive quand, à travers une simulation iconique, on finit par prendre la carte pour le territoire et que la « croyance » devient excessive, « principe de précaution » oblige, dans un « fait », bien ténu, mais parfaitement « construit » et bien sûr, « contenu » dans l’image.
6. La dépolarisation de l’opposition sujet/objet et la résurgence du magique
Les avatars, ces images opérantes que nous opérons, mais qui finalement en contrepartie nous opèrent, font dorénavant partie de notre quotidien et ils nous font intégrer une technicité nouvelle. Il y a déjà longtemps, Félix Guattari (1987) attirait notre attention sur l’ « entrée en machine » de notre subjectivité. Mais l’avatar va encore plus loin : il la reconfigure en dépolarisant l’opposition constitutive classique entre sujet et objet. Nous voyons tous les jours, dans le vaste monde médiatique des artefacts iconiques, qui comprend aussi bien les métavers, que les mondes miroirs[30] et les jeux vidéo, l’avatar vidéoludique contredire et déconstruire dans les faits, la vieille solution iconoclaste, tout occidentale, à la querelle de l’image, qui consistait à faire en sorte que l’image représente seulement et qu’elle ne personnifie plus. Car il fallait que se réduise en elle la présence magique de l’idole, support typique de la croyance fétichiste au sein des sociétés traditionnelles, toutes choses auxquelles la rationalité occidentale prétend pouvoir s’arracher.
Or, avec la modernisation info-communicationnelle, l’image est bien devenue « interagie » et elle a fait l’objet d’une nouvelle « fabrique de l’image »[31]. Dans cette fabrique médiatique, l’image devient doublement faite, en amont par les concepteurs pour être à notre main et devenir manipulable, voire tactile ; mais aussi en aval par notre main à tous, qui la transforme en rentrant en rapport d’interaction avec elle et non plus seulement par la seule main de l’artiste, de l’artisan ou du technicien, comme à l’époque classique et moderne. Cela est devenu possible grâce à la démocratisation des outils infographiques qui fabriquent cette image et des ordinateurs et autres machines informatisées les mettant en scène et en pratique. Cette image, en tant que simulation interactive d’une représentation, présentifie directement ce qu’elle montre, sans avoir à être référée au monde. Du coup, elle repose aussi la question des forces individuelles et collectives et des significations sociales qui se retrouvent ainsi à l’œuvre dans la modernisation de notre subjectivité qui s’instaure. Ce que l’on pourrait appeler le « devenir avatar de l’image » soulève la même question que celle posée par Latour concernant la fabrication des faitiches : « et si la main était indispensable à l’appréhension de la vérité, à la production de l’objectivité, à la fabrication des divinités. Que se passerait-il, si le fait d’affirmer que telle image était faite de la main de l’homme augmentait au lieu de diminuer sa prétention à la vérité ? Ce serait la mort de l’état d’esprit critique, la fin de l’antifétichisme (…) plus on crée d’images de main d’homme, plus on recueille d’objectivité. En science la “pure représentation” n’existe pas » (Latour, 2009, p. 146, p. 152).
La pratique de l’avatar, qu’il prenne la forme d’un simulat ou d’un agrégat, qu’il évolue dans des cybermondes ou des hypermondes[32], dépolarise dans les faits même et du coup, dans les esprits aussi, la vieille opposition identitaire du sujet et de l’objet. Le sujet investit l’objet, lequel en fait de même à son égard, tandis que l’action de l’un s’imbrique dans l’action de l’autre. Cela fait écho avec le trouble qui nous avait en d’autres temps saisis et qui revient ainsi autrement, par la technique.
« La pensée des faitiches demande quelques minutes d’habituation, mais passé le moment de surprise devant leur forme biscornue, ce sont les figures obsolètes du sujet et de l’objet, du fabricant et du fabriqué, de l’agissant et de l’agi qui paraissent chaque jour plus improbables.[33]
Selon mon hypothèse, la transition vers ce mode de pensée inhabituelle va être accélérée par ce phénomène que j’appelle la généralisation de l’avatar. Il s’agit d’un processus déjà en cours dans certains domaines et qui arrivera à maturité dès que la modélisation et la simulation informatique de la présence deviendra notre lot quotidien, non seulement pour ce qui est de la visualisation interactive, mais aussi pour toute manifestation et échange à travers une « présence à distance » (Weissberg, 1998) entre êtres et choses, une présence médiée et médiatisée par l’entremise d’une technologie interactive. Alors, cette pensée du faitiche ne manquera pas de gagner du terrain, ce qui n’ira probablement pas sans quelques conséquences. « Car quand notre frigidaire nous twittera la liste des courses, dès que nous passerons près de notre supermarché préféré et que bien d’autres objets que le lapin Nabatzag[34] ou que notre système embarqué de navigation nous parleront, nous pourrons difficilement continuer à résister à une impression diffuse. En l’occurrence, à un sentiment de résurgence, celle d’une vision du monde magique » (Pereny, 2012, p. 200-201). Cette vision s’infiltrera en nous, comme elle le fait déjà pour les vidéojoueurs aux commandes de leur avatar dans des mondes enchantés ou ensorcelés.
En effet, des publics de plus en plus nombreux expérimentent déjà cette présence à distance dans des mondes numériques via leur avatar. Mais ces mondes, pour une bonne part, sont des univers ou la magie est véritablement omniprésente et les avatars au cours de nombreuses épreuves accumulent des pouvoirs extraordinaires. Tout ceci matérialise ainsi des « figures anthropologiques et culturelles »[35] qui ne constituent pour le moment que des contenus manifestes, mais qui s’avèrent bel et bien incorporés et engrammés par l’action. Et comme nous indique Gilles Deles : « cette dimension culturelle est d’autant plus profonde quand elle se présente sous un versant anthropologique et qu’elle mobilise les concepts de totem, de mana et de démons, car elle développe une forme nouvelle de familiarité ».
Cette familiarité du magique au cœur des rapports avec la technologie est étudiée de longue date par l’anthropologie[36], mais nous pouvons également la rencontrer dans le domaine quotidien des opinions, intégrant peu à peu le sens commun, comme le montre l’adage d’A.C. Clarke, l’un des auteurs marquants de la science-fiction et scientifique reconnu, selon lequel « toute technologie avancée est magique »[37]. Cependant, ce sont ni les opinions, ni les apparences ou les impressions qui reconfigurent nos visions du monde, elles ne font qu’en rendre compte. Pour mieux comprendre l’une des raisons de cette résurgence du magique, nous allons évoquer une partie, finalement peu connue, mais qui commence à faire référence[38], de la théorie simondonienne de la technique, à savoir, sa « théorie des phases de la culture » dont nous n’exposerons pas le détail ici, mais qui concerne le déphasage de cette « unité magique primitive » de l’humain avec le monde, laquelle en se fragmentant, déclenche l’apparition et l’évolution de la technique. L’un des meilleurs spécialistes de Simondon nous en donne un aperçu et il va jusqu’à intituler un chapitre d’un de ses articles « Vers une nouvelle “magie”, le problème de l’objectivité technologique » : « Simondon fait remarquer que du côté de la relation au monde, c’est-à-dire du côté de la technique, une nouvelle forme d’unité et de réticulation de la technique et du monde naturel a émergé, rappelant à bien des égards l’unité primitive du monde magique réticulé. Cette nouvelle réticulation, coordonnant comme c’était le cas dans l’univers magique l’activité humaine et les processus naturels, se produit à la faveur du développement des grands ensembles techniques »[39].
Depuis maintenant bien des années, le grand ensemble technique qui met en rapport une part grandissante de nos actions avec le monde est Internet et c’est bien lui et toutes les nouvelles technologies réticulaires qui mettent en scène une résurgence du magique. Certaines fréquentations comme celles de l’avatar et des dispositifs vidéoludiques – qui ont pleinement bénéficié des potentialités du Réseau des réseaux – rendent plus visibles que d’autres un changement qui est bien en cours. Il s’agit de la dépolarisation de l’opposition sujet/objet que ce grand ensemble techno-réticulaire révèle de plus en plus. Mais nous pourrions aussi, en nous référant encore à Descola, qualifier cette évolution de notre rapport au monde en relevant la modification ou peut-être simplement la nouvelle perception de notre ontologie générale et constater que notre naturalisme d’occidentaux se métisse d’un peu d’analogisme oriental en intégrant pour cela une certaine dose d’animisme[40] et que c’est bien ce que révèle d’une manière heuristique l’avatar jouable. La triple valence fétichiste de la figure de l’avatar (évoquée en fin de section 1.2) et sa nature première de faitiche iconique permet que coexistent et s’expriment à travers lui plusieurs visions du monde, qui d’habitude s’excluent. Cet état de fait ne peut aller, bien sûr, sans la résurgence, d’une manière ou d’une autre, de cette fameuse dimension du magique et rien d’étonnant qu’elle emprunte en premier la voie d’un refoulé, celui de l’image qui personnifie ou contient, au sens littéral ce qu’elle représente, comme en témoigne l’avatar par sa nature première à la fois humaine et non humaine.
7. L’avatarisation généralisée, nouveau mode d’existence et multiplication des faitiches iconiques
L’observateur attentif peut aisément constater que l’une des évolutions techno-sociales, qui de nos jours touche le grand public, passe bien par la généralisation de la figure de l’avatar. Dans un premier temps, l’avatar de soi, sur le modèle strictement vidéoludique, a déjà fait muter une part de notre intersubjectivité. Sous l’apparence d’une simple reconduite de nos relations juste déplacées et délocalisées dans des univers électro-numériques se trouvant dans l’au-delà de nos écrans, s’opère ce qui mérite d’être dénommé une alter-subjectivation (Perény, 2010). Ce processus résulte d’une rencontre et d’un commerce virtuels, non seulement avec nos semblables immergés, via leur avatar dans un cyberespace réticulaire, mais aussi avec des dissemblables, à savoir de purs artefacts non humains qui y résident aussi, que l’on appelle agents autonomes, robots, personnages non joueurs. À travers l’avatar vidéoludique, se met en place ainsi un profond mouvement d’acculturation, d’hybridation et de domestication mutuelle avec une nouvelle altérité technique, selon des mécanismes que l’on peut expérimenter quotidiennement. De plus en plus de personnes acquièrent une familiarité nouvelle avec cet être techno-logiciel icono-numérique banalisé qu’est devenu l’avatar. L’un des éléments positifs de cette évolution est que cela pourrait peut-être nous pousser à déconstruire des oppositions anciennes, mais encore tenaces, concernant l’homme et la machine. Et aider le « sujet à rompre avec l’oscillation tragique entre les utopies et les dystopies interchangeables, que ce soient celles du Golem ou celles d’un homme nouveau » (Perény, 2013, p. 28), renouant avec l’espoir de favoriser ainsi l’avènement attendu d’une forme plus humanisée de la culture numérique.
Dans un second temps, il devient prévisible que la figure de l’avatar va profiter de la diffusion de la Machine Virtuelle Interface (Perény, 2013, p. 66), de cette interface iconique arrivant à maturité dans ses formes et usages interactifs et pouvant matérialiser à l’écran tout objet technique, en effectuant le passage d’une machine physique, via la simulation, à une machine virtuelle. Pour exemple premier, pensons à notre bonne vieille machine à écrire mécanique mutant en traitement de texte sophistiqué sur l’écran de nos ordinateurs. À travers la prolifération des écrans tactiles et de ce qu’ils permettent en termes de manipulation des structures info-communicationnelles, l’interface iconique va se déployer, se généraliser en nous offrant progressivement un avatar de tout objet. Ainsi, transformera-t-elle une autre part de notre intersubjectivité en interobjectivité, au sens de Latour (1994) qui faisait remarquer il y a déjà longtemps que « les objets ne sont pas des moyens, mais des médiateurs, au même titre que tous les autres actants ».
Ce que j’appelle « l’avatarisation généralisée » va ainsi contribuer à la constitution de rapports nouveaux entre sujets et objets qui s’appliqueront directement à notre environnement, aussi bien matériel qu’immatériel, en rendant tangible et dynamique sa figuration, sous la forme de représentations/simulations interactives. Ainsi, l’avatar à travers sa généralisation pourrait assurer une nouvelle mise en rapport iconique et computationnelle entre l’homme et le monde. Dans cette lignée, il serait susceptible de devenir, à l’exemple de sa version vidéoludique originelle, un véhicule de connaissance et d’action qui finira par concerner tout : processus, objets, êtres et choses.
L’observation des tendances de l’évolution des technologies numériques montre que progressivement le réel, mais aussi le potentiel, se dédoublent en virtuel, en une réalité dite virtuelle, selon un mot à prendre pragmatiquement au sens anglo-saxon de l’adjectif virtual, souvent mal traduit, qui signifie quasi. Cette réalité autre, qui est seulement un quasi réel, pour certains un demi-réel[41], de notre point de vue littéralement le réel d’une image techniquement virtuelle[42] et opérable qui peut figurer et mettre en mouvement l’« avatar »[43] de tout être et de toute chose pouvant se manifester sur un écran. Cette emprise et cet empire de l’avatar, passant par la multiplication des faitiches iconiques, vont immanquablement installer une interactivité généralisée entre les sujets et les objets. Ces nouveaux rapports passeront par la banalisation d’un « objet-image[44] » électro-numérique opérable devenue polymorphe, dont l’avatar vidéoludique constitue la figure prémonitoire et emblématique. Cet objet-image interactif, à la fois représentation et simulation, pourrait bien se superposer à l’objet et s’interposer dans le rapport du sujet avec ce dernier, en pénétrant tous les domaines de notre existence. Il se profile déjà dans les aspects aussi bien théoriques que pratiques de notre vie et de nos actions, en allant de la recherche scientifique ou de la médecine au divertissement et aux conjonctures matérielles de notre quotidien, achats, rencontres, mises en relation. Le monde physique va aussi se dédoubler en mondes électro-numériques, bien au-delà des mondes virtuels vidéoludiques ou des métavers actuels, à travers une mobilité favorisant la constitution d’une couche info-communicationnelle se superposant entièrement à l’espace physique. Notre environnement architectural et urbain va ainsi se peupler d’avatars qui permettront l’accès à des dimensions info-communicationnelles non visibles directement, mais rendues numériquement co-présentes par une vision interfacée et augmentée de la réalité, que l’on commence à appeler la Ville 2.0 ou l’hyper-urbain[45]. C’est par son extension à notre environnement physique que l’avatarisation généralisée prendra tout son sens, s’offrant à nous non seulement à travers des objets ou des mondes virtuels utilitaires ou ludiques, mais aussi à travers cette (re)territorialisation attendue du virtuel, cette « efflorescence machinique »[46] – pour reprendre une expression de Guattari – qui viendra hybrider notre existence la plus quotidienne.
[1]. Dans les études au sens large concernant les TIC, cette notion de Bruno Latour (1997, 2009) commence à être convoquée pour être rapprochée de la nature des « objets transitionnels qui peuplent les espaces potentiels » (Belin, 1999), à propos des objets qui présentent une « autonomie » et qui « nous dépassent » en lien avec l’« habitacle » et l’« habitèle » (Boullier, 2004) ou encore, pour caractériser un objet technique « néo-magique » comme le téléphone portable (Montanari, 2005).
[2]. Dans l’article éponyme de la revue Esprit, mars-avril 2009.
[3]. Même Louise Merzeau (2010), médiologue et photographe, quand elle nous incite à « la présence numérique » ou à « habiter l’hypersphère » n’interroge véritablement, ni la présence, ni le habiter qui restent de l’ordre d’un sens commun vernaculaire.
[4]. En commençant par affirmer la valeur paradigmatique de l’image interactive pour l’étude du jeu vidéo (Perény, 2009).
[5]. La discussion approfondie des modalités de la vision avatariale dépasse le périmètre de ce chapitre, en particulier celui de son degré zéro, correspondant à un point de vue piloté sans figuration d’avatar, qui offre déjà une simple présence active du sujet dans l’image. Une problématique déjà entrevue du temps du vidéodisque interactif qui a permis les premières applications du navigationnel spatialisé dans des images réalistes. Voir à ce sujet les notions de « sémantique de l’interaction » et de « synthèse impure » (Perény, 1999). Lucas et Amato au chapitre 4, traitent en détail des questions de point de vision attaché et détaché de l’avatar.
[6]. Introduction au catalogue de l’exposition « Iconoclash in Latour » (2009, p. 147).
[7]. Ibid. (Latour, 2009, p. 138).
[8]. Voir l’interview de Yann Leroux sur Internetactu.net : « il n’y a pas d’addiction au jeu vidéo » (voir l’adresse : http://www.internetactu.net/2009/03/23/yann-leroux-il-ny-a-pas-daddiction-aux-jeux-video/).
[9]. « L’addiction aux jeux vidéo est rare », interview de Serge Tisseron, Le Monde, 7 janvier 2009. C’est aussi l’avis d’autres praticiens de l’addiction comme Marc Valleur, de Marmottan (2009) dans la revue Psychotropes.
[10]. Lire à ce sujet E. Rossé, qui en traite en détail au chapitre 11 de ce même ouvrage.
[11]. Dans le cadre d’une approche générale concernent l’heuristique de l’avatar, voir (Perény, Amato, 2010) déjà cité plus haut et pour la problématique plus générale des images interactives et du jeu vidéo, voir aussi mon ouvrage de synthèse (Perény, 2013).
[12]. Wiener en parle ainsi en évoquant Galatée, l’image idéale : « ce n’était plus une image picturale, mais une image opérante » (2001, p. 54).
[13]. (Amato, 2006) propose cette notion en tant que dépassement de l’« action sur l’image » chère à Weissberg.
[14]. Nous avons qualifié ainsi le jeu vidéo, qui constitue, selon nous, le premier cybermédium arrivé à maturité à la suite de sa rencontre avec le Réseau des réseaux. Tout en soulignant son antériorité historique incontestable par rapport à l’hypertexte et à Internet (Amato, Perény, 2008).
[15]. Au sens de Latour (2000) pour qui « l’attachement désigne à la fois ce qui émeut, ce qui met en mouvement, » autrement dit ce qui fait faire. Et il ajoute que par « ce redoublement du “faire faire” que la langue française préserve avec tant de justesse, on déplace l’attention vers ce qui nous fait agir, on l’éloigne de l’obsédante distinction du rationnel – les faits – et de l’irrationnel – les fétiches ».
[16]. Nous renvoyons à (Perény, 2010) et (Perény, 2013) pour expliciter cette dissociation – basée sur la philosophie simondonienne de l’objet technique – de la « boîte noire » du gameplay en deux cercles concentriques : d’une part, celui de la jouabilité pure de l’image interactive, que nous rangeons du côté du play et d’autre part, celui de la surdétermination culturelle du jeu vidéo réglé, le game, au sens de système règles/contenus. S’opère donc ici un renversement fondamental dans l’analyse du dispositif vidéoludique par rapport aux approches habituelles, qui elles, limitent le play, c’est-à-dire l’aspect jouable, à l’appropriation humaine du game.
[17]. Voir la thèse toute récente de Fréderic Tordo (2012) qui aborde le phénomène de résonnance dans ses acceptions psychologiques et psychanalytiques. Pour ma part, je reste fidèle à une approche simondonienne de l’information et de l’individuation et à sa conception de la résonance qui est physicaliste et proche du concept d’affordance de l’éthologue James J. Gibson, voir à ce sujet Auray (2002), Ethos technicien et information, Simondon reconfiguré par les hackers.
[18]. Issue de la physique, mais reprise aussi par la sociologie de Bourdieu, cette notion désigne la persistance d’un état ou d’une habitude, alors même qu’a cessé la cause ou le contexte l’ayant déclenché et entretenu.
- L’asservissement désigne le fonctionnement d’un système qui est régi par l’écart entre le comportement actuel et le comportement désiré, autrement dit la visée téléologique. Le qualificatif cybernétique renvoie au fait qu’il s’agit de deux systèmes en équilibre instable qui se contrôlent et se commandent mutuellement.
[20]. Une analyse des qualités propres aux composants des mondes virtuels a pu être proposée par Amato (2008) qui distingue leur caractère quasi (presque), simili (imitation) ou pseudo (soi-disant).
[21]. Cours au Collège de France, disponible à l’adresse : http://www.college-de-france.fr/site/philippe-descola/#|m=course|q=/site/philippe-descola/course-2008-2009.htm|p=../philippe descola/course-2009-03-04-14h00.htm.
- MMORPG : sigle anglais qui signifie Massively Multiplayer Online Role Playing Game. En français : jeux de rôles massivement multijoueurs.
[23]. Communication personnelle d’Alain Berthoz au cours d’un déjeuner de travail et d’échanges en vue de définir un objet d’expérimentation commune (15 janvier 2013 au Collège de France). Pour en savoir plus sur sa théorie du « double de soi » voir Chapitre VI « Délibérer avec son corps : moi et mon double » (Berthoz, 2003, pp.141-173) et pour une approche plus large de l’empathie, voir l’ouvrage collectif éponyme (Berthoz, Jorland, Dirs. 2004)
[24]. Une notion explicitée dans la thèse de Tordo (2012), mais aussi déjà annoncée dans son article dans Psychotropes en 2011, « Désir d’intersubjectivité dans les jeux vidéo : entre auto-empathie virtuelle et relations interpersonnelles réelles ». Voir aussi son développement avec Binkley au chapitre 3 du présent ouvrage collectif.
[25]. Je fais référence à une relecture (Revel, 2009) du deuxième Foucault et à ce qu’il ait pu dire du rapport à la technique comme gouvernement de soi. Une contextualisation à la maitrise de soi et à celle de l’action collective en situation d’immersion technologique, via des avatars agissant de concert, ne fait pas partie du périmètre de ce chapitre.
[26]. À ce sujet nous renvoyons aussi au chapitre de Tordo et de Binkley concernant le passage à une empathie pour autrui.
[27]. Disponible à l’adresse : http://www.omnsh.org/spip.php?article25.
[28]. Je renvoie à la définition inaugurale du cyberespace de William Gibson, cité par Bardini & Proulx (2000), qui ajoutaient, concernant le web : « c’est surtout sur le qualificatif qu’il faut mettre l’accent car l’hallucination, quant à elle, ne date pas d’hier… ».
[29]. L’objet-fée se réfère à l’une des étymologies possibles du mot du fétiche que l’on pourrait remonter à fée, « enchanté » en vieux français.
[30]. Réplique exacte d’une parcelle de notre monde biophysique, Lucas & Amato au chapitre 4.
[31]. L’exposition et l’ouvrage de Descola (2010), La Fabrique des images, retracent les grands modèles iconologiques dont celui de l’ontologie occidentale jusqu’aux premières images techniques, la photo et le cinéma. Nous pensons pour notre part que l’image interactive constitue une nouvelle « fabrique de l’image », en forme de creuset pouvant hybrider plusieurs visions du monde. Selon cette hypothèse, l’avatar procéderait non seulement du naturalisme mais aussi à la fois de l’analogisme et de l’animisme.
[32]. Voir le tableau général (Pereny, Amato, 2010, p. 108) pour la comparaison de ces polarités, ainsi que pour la définition de ces termes de simulat et d’agrégat.
[33]. Ibid., p. 117.
[34]. Il s’agit du lapin communicant de la société Violet, disponible à l’adresse : http://www.nabatzag.com.
[35]. Voir l’article de Gilles Deles sur ces figures dans l’univers du jeu Word of Warcraft (Deles, 2009, p. 601-609).
[36]. Voir l’article de synthèse de Gell, « Technology and Magic » (1988).
[37]. L’une des quatorze citations sur le site web culturel Evene rattachées au mot technologie.
[38]. Déotte (2008) reprend « la théorie des phases » de Simondon (1969) et investit l’esthétique comme travail philosophique et Latour (2010) évoque également ses « modes d’existence » et ses « phases de la culture », tout en lui préférant la référence à Souriau (2009) et son « instauration ».
[39]. « Simondon, la technologie et les sciences sociales » dans Cahiers Simondon I (Guichet, 2009).
- 40. Nous pouvons rappeler ici la référence aux quatre ontologies de Descola (2005), les quatre grandes visions du monde et de manière de penser, le naturalisme, l’analogisme, l’animisme et le totémisme ainsi que ses distinctions matricielles, entre physicalité et intériorité, humains et non humains.
[41]. « Half-real » au sens de Juul pour qui les jeux vidéo conjuguent à la fois des rôles réels et des mondes fictionnels (2005).
[42]. La première image technique (Flusser, 1998) et virtuelle fut celle de l’optique instrumentale, du télescope et du microscope, une image techniquement décollée de son objet et que l’on pouvait observer à la loupe. Le tournant électronique et computationnel la rendit opérable, c’est-à-dire interactivement manipulable, aussi bien au niveau de sa fabrication que de sa visualisation, ce qui a rompu son habituel rapport indiciel avec le réel.
[43]. Y compris au sens classique de l’expression, « le dernier avatar de… », qui finira bien par prendre le sens de versions ou dirons-nous de conjonctures de manifestation technologiquement assistées d’un être ou d’une chose.
[44]. Simondon s’est aussi beaucoup préoccupé de l’image : « l’image est une résultante, mais elle est aussi un germe : elle peut devenir une amorce de concept ou de doctrine ». Il précisait que « presque tous les objets produits par l’homme sont en quelque mesure des objets-images » et que « les objets-images sont presque des organismes » (Simondon, 2008, p. 13).
[45]. Voir le colloque « HyperUrbain 2 » à la CSI de La Villette, les 3 et 4 juin 2009, organisé par l’équipe CITU du Laboratoire Paragraphe.
[46]. Guattari (1992), quelques semaines avant sa mort, a adressé au monde diplomatique un texte intitulé « Pour une refondation des pratiques sociales » que l’on considère comme son testament politique. Un texte d’espoir et d’optimisme en particulier vis-à-vis de l’évolution technologique – à l’inverse de celui de Deleuze (1990) et de son « Post scriptum sur les sociétés de contrôle » de tonalité pour le moins pessimiste –, où il propose une « nouvelle alliance avec la machine » un « mariage de raison et des sentiments avec les multiples rameaux du machinisme » et parle de « mécanosphère enveloppant notre biosphère » et d’« efflorescence machinique abstraite, explorant le devenir humain ».