Chap. 2 Publications : jalons et articles

1. Les articles constituants arrière-plan théorique de 1999 à 2014

Voici ordonnés de manière chronologique les titres et références bibliographiques, ainsi que les résumés, d’une suite d’articles qui permettent de saisir l’arrière-plan théorique et les angles d’approche qui ont été successivement, et souvent parallèlement, travaillés en amont de ce projet, notamment a u sein de l’atelier de Vidéomatique et dans le cadre du programme de recherche I2JV : « De l’image interactive au jeu vidéo » (2008-2012).

1.1. Revue Passerelles, Université Paris 8 (1999)

PERÉNY, E. (1999) « La synthèse impure ou l’image interactive entre simulation et représentation », Revue Passerelles éditée par l’Université Paris 8, Saint-Denis.

RÉSUMÉ : La notion de synthèse impure est proposée comme métaphore et élément d’intelligibilité de l’hybridation entre la représentation et la simulation à l’œuvre dans l’évolution de l’image interactive, où le sujet se retrouve dans un rapport cybernétique, en feed-back, en rétroaction complète avec une représentation qui a valeur de réalité pour lui. Y sont analysés le passage de l’optique au numérique de l’image, les progrès de l’interaction qui passent de plus en plus par le corps avec une nouvelle implication du sensoriel et du moteur, du cognitif et du représenté. Il s’agit de préciser les conditions d’une production de sens par l’interaction sémantique avec une image obéissant véritablement, et en temps réel, au doigt et à l’œil du sujet regardant, au point de construire, en co-intelligence avec lui, une nouvelle (re)présentation.

1.2. Conférence et ouvrage H2PTM’05 (2005)

AMATO E. A. (2005) « Approche structurelle et compréhensive du jeu en ligne massif et persistant », in Clément J., Saleh I. (dir.) Créer, jouer, échanger : expériences de réseaux. [Acte du colloque H2PTM’05, Paris], Hermès/Lavoisier, Paris, p.181-195.

RÉSUMÉ : S’immerger dans des univers ludiques pour jouer avec autrui, telle est l’activité proposée par des dispositifs favorisant l’interaction. Ces environnements de jeu développent leur temporalité en parallèle de la nôtre et accueillent des milliers de personnes qui s’y livrent parfois des dizaines d’heures par semaine. Comment les approcher et les étudier pour savoir quels types de relations s’y nouent ? Le propos de cet article est à la fois de rendre compte d’une observation ethnométhodologique prolongée et de mettre en évidence les procédures de coordination employées par les utilisateurs. L’intersubjectivité rendue possible par l’entremise de logiciels mis en réseau prend appui sur les conditions mêmes de l’immersion. Ces conditions sont analysées à partir d’une théorisation de la présence corporelle au monde de jeu transformée par le logiciel. Cette démarche essaie de déterminer les relations interpersonnelles de coopération[1].

1.3. Thèse sur le jeu vidéo de l’Université Paris 8 (2008)

AMATO, E. A. (2008). Le jeu vidéo comme dispositif d’instanciation. Du phénomène ludique aux avatars en réseau, doctorat en Sciences de l’Information et de la Communication, Université Paris 8, soutenue le 25 novembre 2008.

RÉSUMÉ : Est-il légitime de parler du jeu vidéo en général, malgré la variété des supports, genres et usages ? Existe-t-il des spécificités transversales permettant d’y voir un dispositif médiatique singulier ? Si oui, comment les identifier et les caractériser ? Pour répondre à ces questions, le jeu est analysé sous un angle communicationnel. De là est posée l’idée que le jeu constitue l’un des premiers médiums et dispositifs virtuels, qu’il s’agit de mettre en œuvre pour en comprendre la signification. L’étude de l’émergence du jeu vidéo dans les laboratoires, en amont de sa commercialisation, permet d’en dégager les principes fondamentaux. L’approche généalogique retenue distingue une lignée informatique et électronique et identifie le jeu vidéo à un cybermédium ayant les mêmes racines. Quant à la généralisation des usages publics et privés des jeux vidéo, elle est abordée à partir de l’histoire des appareils de jeu populaires, de la diffusion des bornes d’arcade, afin de caractériser la communication s’instituant avec les machines à jouer. Enfin, le fonctionnement de l’image et des univers vidéoludiques est discuté. Le mode de fréquentation du jeu vidéo est abordé à travers les métaphores d’usage que sont la téléprésence, l’immersion et l’incarnation, qu’illustrent respectivement la télérobotique, la Réalité Virtuelle et l’Avatar. Il en résulte une proposition de modélisation systémique intégrant le corps et l’activité subjective. Elle tente de tenir compte du vécu humain et du conditionnement technologique, grâce à la notion d’instanciation, à la fois synonyme d’actualisation et de simulation[2].

1.4. Conférence et ouvrage H2PTM’09 (« best paper » 2009)

PERÉNY E., AMATO E. A. (2009). « L’avatar en ligne : une passerelle heuristique entre hypermédias et cybermédias », H2PTM’09 : rétrospective et perspectives, Hermès, Paris, p. 269-280.

RÉSUMÉ : Depuis le milieu des années 90, la notion d’avatar s’est répandue jusqu’à devenir aujourd’hui ce mot fourre-tout synonyme aussi bien de profils, de personnage joué, de pseudonymes, de double numérique, d’alias ou de corps virtuels. Peut-on avoir une approche raisonnée d’un phénomène à ce point polymorphe ? Quels paradigmes sous-tendent et organisent cette évidence partagée, si peu questionnée ? Cet article a pour ambition de montrer en quoi la notion d’avatar, à condition qu’elle soit circonstanciée, fournit un puissant outil conceptuel et heuristique. En effet, il permet d’expliciter les convergences et les divergences à l’œuvre entre les environnements hypermédiatiques, ces agrégats de médias hyperliés, et les mondes cybermédiatiques, ces simulations d’univers homogènes, dont les jeux vidéo en ligne sont emblématiques. Une généalogie de l’avatar éclairera leurs logiques respectives pour proposer un tableau synoptique distribuant et organisant en polarités les fondamentaux des hypermédias et des cybermédias. Au centre, la place de l’avatar permettra de bien saisir de quelle façon il révèle et concrétise des techno-logiques et des pragmatiques différenciées, complémentaires et non exclusives l’une de l’autre.

1.5. Chapitre d’ouvrage Questions de Communication, série actes (2010)

PERÉNY, E. (2010). Image interactive, paradigme du jeu vidéo. Dans S. Craipeau, S. Genvo & B. Simmonot (dir.), Les Jeux vidéo. Au croisement du social, de l’art et de la culture. Presses universitaires de Nancy, p. 147-161.

RÉSUMÉ : Pour fonder et argumenter la nature paradigmatique de cette vieille nouvelle image qu’est l’image interactive, l’article propose de mener, en s’adossant à la philosophie des techniques de Gilbert Simondon, une démonstration de la concrétisation d’une machine primitive vidéo-interactive, un vidéodisque piloté par ordinateur jusqu’à sa transformation en une machine virtuelle à jouer. Sera aussi proposée une décomposition simondonienne en cercles concentriques – signe de concrétisation avancée – du fameux gameplay du jeu vidéo. En deux cercles s’amplifiant par résonnance, celui de la « pure technicité », du jouable, le play propre à l’image interactive et celui de la « surdétermination culturelle », le game, le jeu (réglé) vidéo. Une suite de diagrammes illustrent les propos de l’article à travers des glissements successifs de notions ou de concepts où l’avatar et son monde finissent par occuper une place centrale.

1.6. Article long de la Revue des Interactions Humaines Médiatisées (2010)

PERÉNY E., AMATO E.-A. (2010). L’heuristique de l’avatar : polarités et fondamentaux des hypermédias et des cybermédias, dans S. Leleu-Merviel, K. Zreik, Revue des Interactions Humaines Médiatisées, vol. 11, n° 1, 87-115, Paris, Europia.

RÉSUMÉ : Dans le cadre d’une investigation rétroprospective, la notion d’avatar s’avère heuristique parce que toujours motrice de notre techno-culture contemporaine. Après avoir étudié son origine cybernétique et ludique, sont retracées l’adoption et l’expansion d’un terme qui a fini par s’appliquer aussi bien à son domaine initial, les jeux vidéo et les métavers, qu’aux sites ou services Web accueillant une représentation de soi. Doté d’un statut transversal, l’avatar constitue ainsi un point de jonction et de comparaison entre deux types de milieux interactifs bien distincts, les environnements hypermédiatiques – qui sont des agglomérats de médias hyperliés – et les mondes cybermédiatiques – qui forment des simulations audiovisuelles et interactives d’univers cohérents. L’étude généalogique met ici en évidence deux paradigmes, à savoir la fiche de profil identitaire obéissant à une logique documentaire hyper et la figurine de personnification relevant d’une logique comportementale cyber. Elles ont toutes deux pour creuset fondateur les principes de modélisation issus du jeu de rôle, apparaissant nettement dans les premières transpositions informatiques. Sur ces bases, une approche structurelle et compréhensive des hypermédias et des cybermédias permet de les définir et de les caractériser par contraste. Elle aboutit à un tableau synoptique qui croise leurs fondamentaux et polarités, les deux types génériques d’avatar faisant passerelle entre les deux. Les notions mises en ordre, telles que l’effectuation et l’instanciation, permettent d’éclairer sous un autre jour les débats sur l’identité et la traçabilité. Elles aident à discriminer les hybridations techno-sociales en cours et à anticiper le dédoublement de « l’hypersphère » en une véritable « cybersphère » naissante, qui est conjointement engendrée par la mobilité, par la géolocalisation et par cette avatarisation généralisée. Ce phénomène de fond nous invite à en revenir à la cybernétique pour comprendre comment prend corps, dans l’ici et le maintenant, notre présence numériquement située[3].

1.7. Revue Communications n° 88 sur les « Cultures du numérique » (2011)

PERÉNY, E., AMATO, E. A. (2011). Audiovisuel interactif. Communications, Le Seuil, n° 88, 29-36.

RÉSUMÉ : Après une approche historique de l’expression « audiovisuel interactif », l’article analyse le passage d’une posture active à une posture interactive face au petit écran et piste les différents chassés-croisés entre Télévision, Internet et Jeu menant jusqu’au Web. S’ensuit une proposition de cribles discriminant ces grandes logiques médiatiques. Enfin, la notion de convergence est dépassée au profit de phénomènes d’enchâssements transmédiatiques, qui soulignent le devenir interactif et ludique de l’audiovisuel[4].

1.8. Revue Médiation et information sur les « Écrans et médias » (2012)

AMATO, E. A. & PERÉNY, E. (2012). La double traversée des écrans : proxémie des dispositifs et enchâssements médiatiques. Revue MEI « Médiation et information », n°34, L’Harmattan, 67-76.

RÉSUMÉ : Afin d’analyser le rapport aux écrans, cet article développe une approche proxémique qui permet de cerner la progressive libération des corps et des situations de réception dans le domaine de l’audiovisuel et de l’informatique. Puis, il aborde la désolidarisation des supports et des médias causée par la numérisation des médias et l’interconnexion des machines. Dans ce contexte, la capacité des contenus à traverser tous les écrans correspond à un phénomène d’enchâssement médiatique, provenant de l’informatisation des supports et des contenus, devenus interactifs. La proxémie dynamique et communicationnelle qui en résulte est alors abordée en termes d’effectuation pour les hypermédias et d’instanciation pour les cybermédias, ces derniers étant incarnés par les jeux vidéo et les avatars jouables qui les peuplent[5].

1.9. Revue Interfaces numériques sur l’interactivité (2012)

AMATO E. A., PERÉNY E. (2012). Interaction et interactivité. De l’iconique au vidéoludique et des ethnométhodes aux technométhodes. Interfaces Numériques, Lavoisier, n° 1, 19-34.

RÉSUMÉ : L’analyse des différentes formes historiques de communication avec les ordinateurs montre que l’apparition de l’écran et de l’image interactive a ancré une relation plus manipulatoire, incarnée et dynamique. Rétrospectivement, deux principaux régimes d’interactivité sont aujourd’hui bien repérables. D’un côté, l’effectuation correspond à une modalité instrumentale et distanciée typique des hypermédias, du Web et des interfaces des logiciels productifs. De l’autre, l’instanciation concerne l’immersion active à travers un avatar dans un environnement simulé 3D temps réel (jeux vidéo, métavers). Avec la mise en réseau des humains et des ordinateurs, la question de l’interaction resurgit au-delà de la relation humain-machine. Une nouvelle articulation conceptuelle est proposée grâce aux notions d’ethnométhode et de technométhode pour revisiter interaction et interactivité. Il en résulte à la fois des perspectives de recherches appliquées et une bonne compréhension rétrospective des confusions théoriques restées nombreuses à ce sujet[6].

1.10. Ouvrage de synthèse sur l’image interactive d’Étienne PERENY (2013)

PERÉNY E. (2013). Image interactive et jeu vidéo, de l’interface iconique à l’avatar numérique, Questions théoriques, Paris. (préface de Dominique Boullier et postface d’Étienne Armand Amato).

RÉSUMÉ : Le jeu vidéo, et plus largement l’image interactive la plus banale que nous touchons des doigts sur nos téléphones tactiles, augurent-ils d’un nouveau rapport à la technique ? Et s’ils déconstruisaient nos peurs et faux rapports à la machine, laquelle ne serait finalement pas si inhumaine ? Et si cet avatar, qui nous a fait traverser l’écran et nous fait exister dans son au-delà électronique, avait quelque chose d’heuristique, que pourrait-il nous apprendre ? C’est en suivant le fil rouge de ces questions que cet ouvrage d’investigation revisite la généalogie des grandes techniques de la modernisation info-communicationnelle, de la vidéo à l’informatique. Il montre la place centrale qu’y occupe le jeu vidéo, porté par des valeurs de libération et d’émancipation, et son antériorité par rapport au micro-ordinateur et à l’Internet. Ce travail rétrospectif et analytique éclaire de façon originale nos cultures numériques, et détecte des signes avant-coureurs d’un possible monde commun avec nos artefacts interactifs[7].

1.11. Ouvrage sur les avatars codirigé par E. A. Amato et E. Perény (2013)

AMATO E. A., PERÉNY E. (dir.) (2013). Les avatars jouables des mondes numériques. Théories, terrains et témoignages de pratiques interactives, Paris, Hermès Science Publishing. (Préface d’Alain Berthoz).

RÉSUMÉ : Ces créatures d’images polymorphes que sont les avatars jouables nous font exister dans les mondes numériques des jeux vidéo, et même dans certains sites Web communautaires ou ludiques. Parce qu’elles nous y métamorphosent, elles apparaissent emblématiques des pratiques interactives les plus sophistiquées et troublantes. Toutefois, leurs propriétés et effets, espérés ou redoutés, restent encore à éclairer, ainsi que toutes ces interactions à distance réalisées par avatars interposés, au cœur des simulations audiovisuelles informatiques contemporaines. Ancré en sciences de l’information et de la communication, ce premier ouvrage collectif francophone sur le thème conceptualise l’avatar. Aussi, il bénéficie des apports conjugués de différentes disciplines (philosophie des techniques, psychologie, psychanalyse, sémiologie, ethnologie, sociologie, sciences de la gestion, arts, etc.). Par cette pluralité et grâce à de constants allers-retours entre théories et terrains, descriptions et analyses, hypothèses et témoignages, peuvent être articulées toutes les dimensions en jeu : technologiques, physiologiques, interpersonnelles, identitaires, intimes et/ou culturelles.

1.12. Deux chapitres de l’ouvrage Les Figures de l’immersion (2014)

AMATO E. A. (2014). L’immersion par le jeu vidéo : origine et pertinence d’une métaphore significative. Dans B. Guelton (dir.). Les figures de l’immersion. Presses Universitaires de Rennes, p. 39-59.

RÉSUMÉ : Ces dernières décennies, la notion d’immersion s’est imposée comme une évidence dans plusieurs domaines médiatiques, du cinéma aux jeux vidéo pour grand public, en passant par la réalité virtuelle et par les installations artistiques interactives pour une clientèle ou des amateurs spécialisés. Elle compterait parmi les nouvelles qualités attendues des œuvres audiovisuelles contemporaines, lesquelles auraient toutes comme vertu première de transporter ailleurs les sujets humains, qu’on appelle ces derniers spectateurs, joueurs, interacteurs, utilisateurs ou regardeurs, selon les dispositifs. Mais que recoupe une telle référence systématique à ce récent graal médiatique qu’est devenue l’immersion ? Est-ce l’indice d’un nouveau régime de fréquentation des artefacts culturels, d’un désir d’évasion érigé en nécessité fondamentale, en formule magique, en promesse enfin crédible ? Cet article clarifie plusieurs propriétés des médias actuels qu’on dit immersifs. Il analyse la plongée sous-marine pour ensuite considérer la teneur métaphorique d’une notion de sens commun, qui prétend au statut de concept, comme de nombreux travaux et articles scientifiques en témoignent. Les caractéristiques intrinsèques et les connotations de l’expérience immersive, ainsi que sa transposition aux technologies audiovisuelles et numériques aident à cerner deux formes complémentaires d’immersion : l’une contemplative, dérivée du livre et cinéma, l’autre participative, issue de la réalité virtuelle. Enfin, l’expérience d’immersion offerte par le jeu vidéo est abordée, considérant la distance franchie par le joueur, grâce à des phases d’entrée et de sortie, et les effets d’absorption cognitive propres à l’activité ludique.

BERTHOZ. A. (2014). La notion d’immersion dans les relations du cerveau, du corps et de l’espace. Dans B. Guelton (dir.). Les figures de l’immersion. Presses Universitaires de Rennes. Pp.111-120.

RÉSUMÉ : L’approche neurophysiologique étudie notamment la fusion des informations sensorielles et l’unité du corps propre grâce à des situations expérimentales atypiques qui mettent en évidence notre capacité à maintenir une cohérence cognitive et comportementale dans notre rapport au monde, par l’intermédiaire d’une « image de soi ». Ce schéma corporel forme dans notre cerveau une sorte de double de nous-mêmes, lequel devient pour ainsi dire visualisable maintenant dans les mondes virtuels à travers l’avatar. Grâce à notre extraordinaire flexibilité et adaptabilité sensori-motrice, on peut prendre ce corps virtuel pour soi-même et se dédoubler dans d’autres environnements de jeu et de fiction. Nous pouvons aussi intégrer des extensions corporelles, résoudre des ambiguïtés perceptives, toujours en fonction de notre pouvoir d’action, mutuellement interdépendant de notre perception et de la loi de production du mouvement, qui contraint l’interprétation autant que l’agir. Cela plaide pour l’introduction dans les mondes virtuels davantage de règles de comportement naturel, par exemple pour mieux animer les personnages et les avatars afin de favoriser une meilleure reconnaissance. Quant à la gestion cognitive des espaces, elle repose sur l’imbrication d’une multiplicité de spatialités alentour et sur des stratégies intégrant diverses modalités de point de vue (égocentrée, allocentrée) et de déplacement, très variables selon les variables individuelles. L’autre défi concerne la relation avec autrui, qui s’envisage soit par changement de référentiel pour se mettre à la place de l’autre (empathie), soit par imitation d’autrui par contagion (sympathie), ce que vérifie l’expérience de « La Funanbule » (Bret, Tramus, 2000-2006), mettant un sujet face à une image interactive d’un automate inter-agissant avec lui en miroir.

1.13. Article sur la Théorie analytique de la co-instanciation (2014)

AMATO, E. A. (2014). Pour une théorie unificatrice du jeu vidéo : le modèle analytique de la co-instanciation. Psychologie Clinique, 37(1), 52-66. doi:10.1051/psyc/201437052

RÉSUMÉ : Jusqu’à présent, le jeu vidéo ne bénéficie pas d’un modèle d’analyse global et générique permettant de qualifier sa spécificité en tant que média interactif, ainsi que son fonctionnement et son mode de fréquentation. Pourtant, chaque jeu vidéo organise la vision, l’audition, et parfois le toucher, afin de mettre en relation le participant avec le monde ludique. Cela rend possibles ses décisions et ses actions par différents moyens efficaces : l’avatar, l’interface, la flèche de pointage. Pour savoir comment les vidéojoueurs entrent en relation et s’impliquent dans des univers simulés, les concepts d’instanciation et d’instance s’avèrent très utiles. Dans une perspective info-communicationnelle et en partant des études audiovisuelles, cet article développe un nouveau cadre théorique qui aide à comprendre la structure fondamentale du jeu vidéo. Il expose en quoi deux instances vidéoludiques définissent la perception et l’action du pratiquant. Elles permettent de prendre corps dans le monde de jeu en faisant corps avec l’ordinateur. Ainsi se dévoile un mécanisme de « co-instanciation », c’est-à-dire d’instanciation réciproque de l’homme et d’un artefact technique, qui finalement procure une nouvelle condition d’existence au participant.

1.14. Le positionnement disciplinaire pour le Congrès de la SFSIC (2014)

AMATO E. A., PERÉNY E. (2014). L’heuristique de l’avatar numérique, un (r)apport des Sciences de l’Information et de la Communication pour penser l’évolution technique. Congrès de la SFSIC, Toulon. En ligne.

RÉSUMÉ : Les Sciences de l’Information et de la Communication (SIC) acquièrent un rôle crucial et fédérateur alors même que les technologies numériques interrogent toutes les disciplines. Pour les aborder, une méthode d’analyse dite « rétro-prospective » est ici explicitée à travers son application aux jeux vidéo. Les résultats d’une « heuristique de l’avatar » mettent en évidence la façon dont on peut penser les interactions et les rapports de l’humain et de la technique, tout en ayant bénéficié des apports des autres disciplines et en effectuant un contre-don en retour. Un tableau récapitulatif rappelle les notions articulées par cette heuristique en termes de polarités « hyper » et « cyber », puis est proposée une articulation, dite des « 3 T » (Théories, Terrains, Témoignages), susceptible de clarifier les relations avec les autres Sciences Humaines et Sociales. Enfin, la proximité épistémologique entre SIC et Sciences de la Cognition est présentée à travers des approches et des thématiques communes pouvant aboutir à des expérimentations partagées portant sur l’image interactive et « l’immersion avatariale »[8].

1.15. Les Actes de l’OBS/IN 3 « EN – JEUX [VIDEO] DES IMAGES » (2014)

PERÉNY E., AMATO E. A. (2014). L’image (vidéoludique) interactive : une nouvelle « fabrique des images » devenues habitables. Actes OBS/IN 3 « EN – JEUX [VIDEO] DES IMAGES » / OBS/IN ET L’ENSP (2014), p.34-51.

Comment saisir les tenants et aboutissants de l’image interactive, omniprésente avec les jeux vidéo, comme avec la moindre interface de logiciels, d’ « applis » ou de système d’exploitation ? Simplement en revenant à deux sources bien distinctes de son émergence, l’une qui provient de l’ancêtre des hypermédias, l’autre des tout premiers jeux vidéo. Leur étude met en évidence l’apparition d’une nouvelle forme de représentation dynamique et activable, allant au-delà du cinéma et de la télévision. Elle fait la richesse et la complexité de l’image interactive, dont les qualités de simulation, aussi bien de mondes que d’êtres, culminent avec les jeux vidéo. Avec l’image (vidéoludique) interactive, deux logiques complémentaires se détectent. D’une part celle de la commande et de l’effectuation, que nous rangeons sous le régime de l’« hyper », celle d’une simple manipulation d’images. D’autre part celle du contrôle et de l’instanciation, que nous qualifions de régime « cyber » et qui passe par un couplage plus complet avec l’avatar jouable et ses mondes numériques. Ce caractère cybernétique du jeu vidéo explique qu’il offre avant tout un nouveau rapport à la technique, que l’on peut généraliser aux médias interactifs, celle d’une existence déléguée au sein de ces espaces électronumériques. De tels changements de référentiel spatial sont conceptualisés par Alain Berthoz dans sa théorie relative aux origines neurophysiologiques de l’empathie et de la tolérance. D’où l’hypothèse que cette capacité des jeux vidéo qui oblige le sujet à se mettre « à la place de » pourrait aider utilement à lutter contre certaines formes de fondamentalismes ou d’intégrismes n’admettant qu’un seul point de vue, ou qu’elle pourrait même avoir des effets thérapeutiques, qui semblent déjà avérés avec les travaux de psychologie clinique concernant l’avatar. En mettant en cohérence et en synergie ces éléments, apparemment disparates, nous esquisserons les ruptures que l’image (vidéoludique) interactive a réalisées dans notre culture classique de l’image. Cela nous amènera à aborder une question qui affleure de plus en plus dans les débats actuels, à savoir la résurgence d’une pensée magique dans les rapports avec les médias interactifs, ou encore la manifestation de formes de croyances des vidéojoueurs rappelant celles ayant cours dans des cultures bien distinctes de la nôtre. En prenant appui sur les investigations concernant une « anthropologie de la nature » de Philippe Descola, il nous sera possible d’indiquer de quelles hybridations de notre vision du monde « naturaliste » témoignent l’image interactive et les jeux vidéo, mais aussi plus largement la culture dite numérique. Nous interrogerons pour conclure quelques éléments structuraux de cette nouvelle « fabrique des images », constituée à partir du dépassement de la seule représentation au bénéfice d’une simulation figurée et d’une présence manifeste dans l’image. Ils aideront à prendre en compte le fait que la simulation transforme l’ordre visuel occidental, qui reste néanmoins perspectiviste et figuratif, mais qui du coup pourrait bien s’ouvrir à d’autres ontologies des images et des modes d’existence, métissant notre conception du monde à d’autres, non occidentales.

2. L’article de conceptualisation de l’ « avatarisation généralisée »

PERÉNY E. (2013). De l’avatar iconique à l’avatarisation généralisée. Dans PERÉNY, E., & AMATO, E. A. (Dirs) Les avatars jouables des mondes numériques. Théories, terrains et témoignages de pratiques interactives, Paris, Hermès Science Publishing. (Préface d’Alain Berthoz) Chapitre 1. p. 37-62. Avec l’aimable autorisation de l’éditeur Lavoisier. Pour la pagination originale, se reporter à la version consultable en ligne sur googlescholar.

De l’avatar iconique à l’avatarisation généralisée

Étienne Perény, Laboratoire Paragraphe, Université paris 8

1. La nature première de l’avatar vidéoludique et l’hypothèse d’un « faitiche »[9] iconique

Ce chapitre ambitionne d’éclairer la nature iconique de l’avatar en ligne considéré comme objet technique info-communicationnel. La question du « corps dans l’espace numérique » commence à se poser de manière récurrente en sciences de l’information et de la communication et dès 2009, Patrice Flichy[10] rappelle le passage historique de « l’interactivité textuelle à l’interactivité corporelle ». À cette occasion, il évoque un « Internet physique » et s’intéresse aux spécificités comportementales et à la vie sociale des avatars dans Second Life, ainsi qu’aux effets en retour que ces expériences d’altérité pourraient provoquer chez un sujet se trouvant aux commandes de cette « marionnette » qu’il a créée et qui le représente dans les mondes virtuels. Mais dans ce texte comme dans bien d’autres[11] de cette interdiscipline des SIC, autant la dimension technique, à travers la facette des Technologies de l’Information et de la Communication est indéniablement présente, autant la dimension iconique paraît aller de soi et n’est nullement considérée ni interrogée dans sa spécificité. Les propos restent souvent dans une évidence métaphorique, proche du sens commun, en ce qui concerne l’identité et la présence numériques comme la question de l’avatar.

Depuis quelques années, j’ai pris le contre-pied[12] de ce type d’approche « aniconique » et me propose ici d’éclairer la nature première de l’avatar en tant qu’image interactive constituant une enveloppe de pixels permettant une délégation de soi pour pouvoir agir et vivre par procuration dans les espaces électro-numériques réticulaires valant pour une réalité virtuelle, conquêtes historiques de la modernisation info-communicationnelle. Pour cela, je vais faire appel à des approches et à des résultats de recherche encore peu souvent considérés et intégrés à nos champs d’intérêt, qu’il s’agisse de ceux du courant SIC s’occupant des pratiques vidéoludiques que par celui de Games studies et cela, tout particulièrement en France.

L’une des hypothèses de ce chapitre affirme que considérer l’avatar, en se référant à un concept de Bruno Latour, en tant que « faitiche » iconique, pourrait bien éclairer la nature particulière de ce dernier et repositionner des effets constatés, mais donnant lieu à controverse, en particulier dans le domaine du jeu vidéo. Nous allons aussi nous intéresser à l’intériorité et à la physicalité de l’avatar et à l’intentionnalité que le sujet y dépose ou qu’on lui prête en empruntant certains cadres d’analyse à Phillippe Descola. Je vais aussi m’appuyer sur la philosophie de la technique de Gilbert Simondon pour enquêter sur ce mode d’existence avatarial, sur cette hybridation réciproque entre le sujet et son avatar, entre l’homme et sa technique. Quelques références renverront à Alain Berthoz ce qui nous permettra peut-être de mieux comprendre la délégation/projection du double de soi et l’importance du point de vue, en particulier de l’alternance possible de ce dernier entre la première et la troisième personne qui est propre à la vision avatariale[13].

Pour aborder la question de l’avatar dans sa dimension d’être spécifiquement iconique, abordable par une étude iconologique, nous allons contextualiser la définition de « l’iconocrise » de Latour. Considérons donc une situation, qui correspondrait à « ce qui se passe lorsqu’une incertitude persiste quant au rôle exact de la main laborieuse dans la production du médiateur »[14] et qui interviendrait quand « l’on ne sait pas, que l’on hésite, que l’on est troublé par une action dont il est impossible de savoir, sans indice supplémentaire, si elle est destructrice ou constructive »[15] et examinons à travers un prisme ainsi construit, l’avatar vidéoludique et ses effets sur le sujet.

Malgré une formulation un peu abstraite, car comme toute citation, nos deux dernières servent à éclairer un contexte autre que celui de leur énonciation, il semblerait que c’est exactement ce qui se passe dans le domaine de l’addiction et de la thérapie par le jeu vidéo où le médiateur est bel et bien l’avatar, mais où tout le monde se demande qui fabrique quoi. Est-ce le sujet immature qui est l’artisan de son propre malheur ou encore, celui de son propre salut en construisant son ou encore, ses propres avatars ? Ou est-ce déjà le simple dispositif vidéoludique, à travers son emblématique avatar qui provoque un investissement excessif, mais aussi une possibilité de distanciation réflexive en mettant ce dernier en œuvre ?

Pour y voir plus clair et changer d’approche, il suffit de considérer l’avatar en tant qu’image technique de la médiation de soi et comme une figuration synthétique et dynamique, c’est-à-dire comme la manifestation iconique du joueur. Dès que l’on reformule les choses en ces termes, nous pouvons, en suivant Latour, pointer que les questions qui se posent concernent bien la vieille querelle de l’image. L’avatar semble être pris alternativement pour une icône bénéfique, tant qu’une certaine distance est conservée ou une idole maléfique, quand l’emprise en devient trop forte et du coup, certains l’encensent tandis que d’autres nous mettent en garde contre lui. La vraie question est évidemment de savoir si l’avatar représente seulement ou s’il personnifie aussi et dans ce cas, qui ou quoi ? Ici, d’une façon classique, c’est un objet iconique à figuration dynamique qui fait querelle ou dans le meilleur des cas, controverse.

2. De l’addiction à la thérapie, fétichismes et figures médiatiques de l’avatar

Ceux qui nous mettent en garde parlent souvent de l’addiction au jeu vidéo et à l’avatar, et cette question est même souvent présentée comme un problème sociétal et politique faisant l’objet de débats publics. Mais en dépit d’une diabolisation du jeu vidéo, longtemps bien réelle et toujours résiduelle, l’addiction n’existerait pas[16] ou serait un phénomène assez rare, d’après les spécialistes, du moins en ce qui concerne les adolescents adeptes de ce « nouveau rituel d’images »[17]. Le terme de « joueurs excessifs »[18] serait du coup plus approprié. Mais comment et à travers quel mécanisme médiatique, devient-on joueur excessif ? Nous essaierons d’esquisser des éléments de réponse en évoquant plus loin quelques résultats de nos propres recherches concernant le dispositif vidéoludique et la question du gameplay.

Parmi ceux qui envisagent et pratiquent positivement notre objet de recherche, nous retiendrons ceux qui étudient les fonctions thérapeutiques du jeu vidéo, la constitution de l’avatar et les mécanismes de reconstruction de soi spécifiques qu’il peut offrir au sujet, car cela semble bien la position symétrique de ceux qui se focalisent sur ses négativités. Il s’agit d’un courant de la psychologie analytique, qui donne une place centrale à l’avatar dans les processus thérapeutiques et dont les travaux commencent à faire référence. Son chef de file, Serge Tisseron (2009, p. 721-731) intitule même un article dans la revue Adolescence, « L’avatar, voie royale de la thérapie ». Cet auteur rappelle que ce qui frappe de prime abord est la modularité extrême de l’avatar vidéoludique qu’illustre parfaitement le fait qu’il se compose d’éléments morphologiques et corporels, d’habillement et de comportements aboutissant à une combinatoire parfaitement choisie. On peut le plus souvent sélectionner, paramétrer ou encore acheter, comme sur Second Life, les composants, chevelure, sourire, peau, bikini et démarche… Ce psychiatre et psychanalyste, mais aussi spécialiste de l’image, commente ce phénomène en écrivant que : « l’informaticien et le psychanalyste se rejoignent ici sur un point : on peut désigner comme “objet” tout ce qui est susceptible de mobiliser le désir, celui de la personne qui décide de s’en parer comme celui de celle qui en est séduite (…) Tous sont des objets partiels (…) Si cette situation peut paraître étrange à la plupart d’entre nous, il existe pourtant une personnalité à qui elle est familière, le fétichiste.(…) Toute image est en effet porteuse de l’illusion de “contenir” tout ou partie de ce qu’elle représente. Cette croyance – longtemps traitée par notre culture “d’animiste” de “fétichiste” – est pourtant fondatrice du rapport spontané que chaque humain noue avec des images » (Tisseron, 2009, p. 594, p. 596).

Cette « croyance » en une image pouvant nous « contenir », en cette enveloppe de pixels pouvant nous « accueillir », en une image que nous pourrions même « habiter », en un mot la croyance en cet avatar que nous pouvons posséder, mais qui finira peut-être par nous posséder en retour témoigne de cette valence finalement fondamentalement fétichiste de la figure de l’avatar, qui fonde notre rapport de médiation et de médiatisation avec lui. Cette relation, selon nous, peut être caractérisée par une triple polarité cognitive, mais aussi émotionnelle, le fétichisme freudien de l’objet partiel déclencheur du désir, le fétichisme de la marchandise du rêve consumériste et le fétiche, au sens premier d’objet magique fabriqué et investi de pouvoir. Ces trois dimensions objectales rendent bien compte de la nature médiatique première d’objet technique iconique de l’avatar de synthèse. Leur alliage confirme sa radicale nouveauté en tant qu’« objet heuristique » et « transversal » des mondes dits numériques (Perény, Amato, 2010).

3. L’avatar, un corps de pixels interactifs couplant intentionnalités humaines et machiniques

Pour prendre en compte la dimension d’image interactive de l’avatar, celui d’un corps de pixel nous permettant d’agir dans les mondes numériques à forte valeur de réalité auxquels autrement nous n’aurions pas accès et au sein desquels nous n’aurions aucune action possible, il convient d’ajouter et de reconnaître également deux autres propriétés spécifiques, dont nous avons aussi déjà parlé ailleurs[19]. Tout d’abord, il s’agit du fait conjoint que l’avatar est une image « opérante »[20] et « interagie »[21], donc une entité médiatique iconique aussi bien agie par la personne qui l’active que par une intentionnalité « extérieure » et qui est programmée informatiquement, mais aussi culturellement et politiquement. De plus, l’avatar offre au sujet lui-même le spectacle d’un autre soi-même animé par ses propres actions. La nouveauté du jeu vidéo en tant que premier cybermédium[22] est de produire par sa propre réflexivité proactive une scène, un théâtre d’opérations dans un monde électro-numérique simulé dont on peut devenir à la fois acteur et spectateur par cette délégation de soi qu’est l’avatar et qui permet de se voir agir ainsi en situation.

Mais la question que laisse en suspens cette dynamique des couplages humains et machiniques par l’avatar est bien celle des effets extrêmes des phénomènes de projection et d’identification. Que se passe-t-il quand l’avatar devient idole de soi dans les situations addictives et quels mécanismes finissent par provoquer l’attachement[23] du sujet à ce dernier ? Si l’on observe de l’extérieur ces situations, ce qui semble a priori visible est la rencontre et l’adéquation singulière, jusqu’à en devenir excessive, d’un sujet et d’un gameplay que les spécialistes du jeu vidéo considèrent comme au « cœur de l’expérience vidéoludique » (Genvo, 2006). Le gameplay est un terme tout à fait spécifique au jeu que l’on a fini par traduire par jouabilité, mais qui a une signification bien plus large suggérant potentialité et invite à jouer. J’ai montré par une analyse du jeu vidéo, en termes de « technicité » et de « surdétermination culturelle » (Simondon, 1969), qu’en conjuguant l’image interactive et le jeu réglé, il devient possible de mettre en évidence deux cercles concentriques, celui interne du play et celui externe du game[24] dont l’avatar et son monde constituent le centre.

D’où, en ce qui concerne le mécanisme médiatique à l’œuvre, aussi bien dans un usage excessif qu’un usage thérapeutique, l’hypothèse que des phénomènes de résonance[25] entre les deux cercles, conjugués avec des phénomènes d’attachement entre le joueur et ses avatars seraient susceptibles de déclencher une amplification des effets cognitifs et émotionnels ainsi produits, aboutissant à une habitude perdurant dans le temps par un phénomène non linéaire d’hystérésis[26]. Cette amplification, tournant en boucle en quelque sorte, aurait pour conséquence de transformer, de faire basculer par passage de seuil, le potentiel simplement captivant du dispositif vidéoludique en appareillage de capture ou encore, en appareillage de (re)construction de soi pour le sujet pratiquant. L’humain se trouverait ainsi progressivement décentré de lui-même, attiré dans l’univers électro-numérique par l’entremise de son avatar, véhicule de son identification à l’action et de sa « télé-présence immersive » (Amato, 2006).

La co-régulation des mouvements de l’avatar et des changements de point de vue assure une mise en causalité circulaire entre l’intentionnalité du sujet (l’humain) et l’intentionnalité programmée (la machine). Le degré d’identification du sujet à l’avatar conditionne la performativité addictive ou thérapeutique à travers un décentrement de la personne par le dispositif et l’installation d’habitudes, avec une possible hystérésis conduisant à des effets durables au-delà de la pratique. Le déclenchement de l’hystérésis intervient par conjonction de la résonnance du cercle du game et du cercle du play, avec un attachement singulier du sujet à son avatar.

Dans notre approche médiatique, nous dirons que l’intentionnalité valant ici pour intériorité, en fait celle du sujet, se trouve déléguée, extériorisée dans l’avatar et qu’elle s’y reflète de par son action même au sein d’un monde électro-numérique simulé. Et cette image de l’avatar possède une disposition intentionnelle d’autant plus forte que s’y reflète aussi une autre intentionnalité que l’on peut considérer comme une intériorité qui lui est propre, sinon autonome, du moins extérieure au sujet. C’est l’intentionnalité machinique, pré-programmée, qui constitue non seulement le cadre de l’action projetée du sujet, mais qui manifeste aussi les automatismes physiques et comportementaux de l’avatar piloté et la vivacité du monde de synthèse et des créatures fréquentées. Il s’agit de l’intentionnalité intrinsèque du dispositif et de l’intentionnalité déposée et programmée par les concepteurs du système technique. L’avatar électro-numérique devient ainsi vecteur d’une double médiation et médiatisation qui concernera un être hybride, ayant à la fois un côté humain et un autre non humain.

Double boucle d’asservissement cybernétique[27]

de l’avatar et déconstruction du gameplay

Figure 1. Diagramme synoptique : la co-régulation humain-machine des contenus iconiques, effets exercés sur le sujet et résonnance des cercles du play et du game

À ce stade, il n’est pas inutile de préciser que parler de l’iconicité de l’avatar ne concerne pas nécessairement les questions de ressemblance et de mimésis, ou un réalisme d’aspect et de comportement. À travers son extériorité et son apparence, se reflète et s’opère un réglage de la physicalité et de l’intériorité que manifeste ou que l’on peut prêter en tant qu’image et artefact à cet être figuré. Sa physicalité, c’est-à-dire sa matérialité, est celle même des mondes synthétiques, qui repose sur une image électronique, conjoncture de visualisation virtuelle, issue et émanant d’un objet immatériel techno-logiciel, mais qui se matérialise sur un écran, lui bien physique. Il s’agit donc d’un quasi réel[28] de nature artefactuelle, une image-programme constituant une sorte de machine virtuelle existant seulement dans l’au-delà de l’écran. Quant à son intériorité, nous pourrons dire en convoquant les propos concernant « l’ontologie des images » de Descola[29], qu’il s’agit, à l’unisson des fétiches des peuples premiers, d’« une image qui semble être dotée d’une agence, d’une disposition intentionnelle », une image devenue agissante et qui manifeste une intentionnalité certaine. Une image qui correspond à l’approche et à la notion anthropologique d’agency d’Alfred Gell (2009) pour qui la représentation figurée devient l’indice d’existence d’une personne ou d’une chose à l’origine d’événements causés par son intention propre.

4. Vision avatariale : points de vue, empathie et (re)construction de soi

L’avatar vidéoludique se retrouve ainsi au centre nodal d’une véritable double boucle de rétroaction proprement cybernétique, couplant l’intentionnalité humaine et l’intentionnalité machinique par l’entremise d’un écran et d’une image dans le contexte du dispositif cybermédiatique qu’est le jeu vidéo. Cette double boucle est en fait plus qu’un simple couplage, c’est un asservissement mutuel au sens cybernétique du terme, une co-régulation humain-machine du contenu iconique visualisé à l’écran. L’effectivité et la réactivité en temps réel de ce système d’action/réaction se basent sur une sollicitation tout autant motrice que visuelle. C’est cette prise directe que permet l’image interactive sur l’avatar et son monde qui déclenche l’identification et la réflexivité du sujet pratiquant. C’est sur cette base que l’implication et la distanciation du faire et du se « voir » faire, comme de l’agir et de (se) « voir » aussi réagir, vont se mettre en place dans un processus englobant non seulement ses actions, mais aussi ses émotions.

Cette identification par l’action à l’avatar et la vision en retour qui la renforce, bénéficie des potentialités tout à fait spécifiques et véritablement nouvelles des technologies de l’image de synthèse temps réel contemporaines. Avec la synthèse et l’interactivité, l’image à l’écran est devenue une simple conjoncture de visualisation issue d’une modélisation dynamique informatiquement programmée. De ce fait, il devient possible et en particulier dans les MMORPG[30] récents, que les points de vue adoptés puissent être commutés ou enchaînés au gré du joueur – et parfois du programme qui « prend la main » sur lui – pour alterner vision à la première personne et à la troisième personne. Ce qui veut dire que le joueur peut voir le monde et l’action qu’il y mène à travers les « yeux » de son avatar – on dirait en langage cinématographique en caméra subjective – ou encore, qu’il peut « se » voir faire en caméra objective, avec une vision en surplomb sur la scène où agit son avatar. Ici, il semblerait que le passage alterné du point de vue subjectif et objectif permette au sujet de mieux se mettre à la place de son avatar et d’ancrer son processus d’identification à l’action par la manipulation du point de vue.

À ce propos, Alain Berthoz (2004, pp.251-275) qui a étudié la « Physiologie du changement de point de vue », propose une « Esquisse d’une théorie spatiale de l’empathie » dont l’une des pierres angulaires est la coopération entre stratégie égocentrée et stratégie allocentrée, l’alternance entre un point de vue qui serait celle de « la route », « unique voie tracée » et l’autre « celle du survol, laissant le cerveau trouver de nouveaux chemins » (Berthoz, 2004, p. 227). Sa théorie du double de soi, ce schéma corporel résidant dans notre « cerveau-simulateur » qui anticipe notre action en projetant ses solutions sur le monde, nous interpelle aussi dans la mesure où il présente une piste objectivable pour une meilleure compréhension de ce qui serait cette projection/extension de soi dans cette enveloppe corporelle électro-numérique qu’est l’avatar iconique. Partant de cette hypothèse, on pourrait aller jusqu’à penser qu’il matérialise ainsi cet être virtuel, notre double intime, celui « qui rêve à notre place chaque nuit »[31].

Quant à l’approche psychologique d’inspiration analytique de ces phénomènes complexes d’interaction du sujet avec son avatar, elle insiste sur l’établissement d’une « auto-empathie virtuelle »[32] où ce dernier devient ainsi un « miroir de soi ». Ce sont de tels mécanismes projectifs – que dans une approche médiatique info-communicationnelle, Étienne Armand Amato (2008) appelle instanciation, une actualisation de différentes corporéités du sujet dans son avatar – qui pourrait participer à l’effet performatif addictif ou thérapeutique du dispositif vidéoludique. Certains chercheurs psychologues (Hasjji, Tordo, 2009, p. 665) soulignent aussi le caractère iconique finalement éminemment matériel de la dynamique identitaire avec plusieurs avatars, selon des phases permettant d’accomplir un travail sur soi lors de cures centrées sur la pratique du jeu vidéo.

Le développement avéré des thérapies vidéoludiques vient conforter notre optimisme quant aux potentialités d’émancipation et d’ouverture sur de nouvelles formes de gouvernance de soi[33], voire de solidarité[34], qu’offrirait le dispositif médiatique du jeu vidéo à travers l’avatar iconique. L’effet thérapeutique des identifications pousserait même à réévaluer le rôle de certains dispositifs hypermédiatiques comme les chats de rencontre ou les réseaux sociaux reposant sur l’expérimentation de ce que Fanny Georges appelle « des identités numériquement interfacées ». Elle discutait de leur rôle, dès 2003, dans le processus de mise en scène de soi en affirmant que : « … la communication à distance revêt une dimension politique, celle de lutter contre l’assujettissement identitaire propre à une réalité dont l’utilitarisme étouffe l’expression de l’individu entre les étaux de la convenance et de la fonction sociale. Expérimenter d’autres soi-même, d’autres parties de soi qui n’ont pas place dans la vie quotidienne permet à l’utilisateur de mettre en scène sa propre catharsis »[35] (Georges, 2003).

D’ores et déjà, toutes ces analyses jusqu’ici déployées, nous conduisent à identifier ce que j’appelle « un mode d’existence avatarial », qui procède d’un fonctionnement de type onirique co-contrôlé, matérialisé et mis en scène grâce à des moyens technologiques. Il nous permet de choisir, de vivre et de piloter en toute conscience nos « hallucinations consensuelles »[36] collectives, ce qui constitue une bonne école pour devenir acteur lucide de nos propres vies et de nos potentialités restant à explorer.

5. Le passage du fétiche au faitiche, construction collective et sociale de l’avatar iconique

Pour compléter cette étude médiatique de l’avatar vidéoludique, nous devons aller au-delà des bases fondamentales du dispositif précédemment explicitées, comme dépasser la seule dimension psychologique et individuelle pour établir un lien avec la construction sociale et collective qu’il favorise et mobilise. Pour cela, il faut s’intéresser, en suivant de nouveau Bruno Latour, à sa définition du faitiche : « Le mot “fétiche” et le mot “fait” ont la même étymologie ambiguë – ambiguë pour les Portugais, comme pour les philosophes des sciences. Mais chacun de ses deux mots insiste symétriquement sur la nuance inverse de l’autre. Le mot “fait” semble renvoyer à la réalité extérieure, le mot “fétiche” aux folles croyances du sujet. Tous les deux dissimulent, dans les profondeurs de leurs racines latines, le travail intense de construction qui permet la vérité des faits comme celle des esprits. (…) En joignant les deux sources étymologiques, nous appellerons faitiche la robuste certitude qui permet à la pratique de passer à l’action sans jamais croire à la différence entre construction et recueillement, immanence et transcendance » (Latour, 2009, p. 53).

C’est dans le cadre d’une démarche d’« anthropologie des modernes » que Latour forge ce néologisme de « faitiche » qui s’origine également de ses recherches de sociologie des sciences concernant Pasteur et sa levure de bière, à la fois pure fabrication subjectivisée, mais aussi fait scientifique objectivé produisant ainsi ces êtres hybrides qui ont constitué la modernité. Cette fusion du fait et du fétiche me semble bien caractériser pragmatiquement l’avatar vidéoludique. Par les pratiques de fabrication, d’investissement et d’interaction qui le constituent, il correspond bien à cette définition composite du faitiche, à cette double dimension d’une chose à la fois « objet-fée[37] et objet-fait » que Latour analyse dans son ouvrage. Il serait particulièrement heuristique, selon moi, pour une approche info-communicationnelle, de considérer l’avatar comme un faitiche iconique et de l’étudier en tant qu’objet médiatique radicalement nouveau de la post-modernisation, qui à la fois « fait-faire » et « fait-parler ». Un hybride qui serait résolument multiple, aussi bien image que machine, action humaine qu’action non-humaine, autorisant pouvoir d’inter-agir et narrativisation de soi. Autrement dit, l’avatar serait cet être virtuel de synthèse enfanté par la technique des modernes, dont le mode d’existence est basé sur les « sortilèges quantiques de l’écran cathodique et des semi-conducteurs conjugués aux prodiges computationnels de la Cybernétique » (Perény, 2013, p. 48) tout en nécessitant la complicité « auto-empathique » d’un sujet qui l’anime, l’entretient, l’alimente et lui prête vie pour pouvoir ainsi accéder et fréquenter ces espaces info-communicationnels qui sont en train de devenir son lot quotidien.

Il ne nous semble pas inutile d’insister sur l’avatar, considéré d’une manière symétrique, en tant qu’« incarnation » des dernières technologies électro-numériques, voire comme le premier rejeton de l’ordinateur, car il réalise, d’une manière enfin immatérielle et pacifiée, mais néanmoins tangible et quotidienne, la promesse d’un « être artificiel à notre image » (Breton, 1998). Car l’avatar numérique est bien devenu « notre double » (Perriault, 2009) amplifié et symbiotique, que notre action anime dans l’au-delà de l’écran et qui nous fait bénéficier en retour, de toutes les potentialités d’interactivité et de couplage réticulaire des dernières pratiques info-communicationnelles. Par son mode opératoire et d’existence, l’avatar, considéré en tant que personnage virtuel iconique construit par le sujet, vérifie cette observation de Latour qui veut que : « l’acteur ordinaire affirme d’une traite ce qui est l’évidence même, à savoir qu’il est légèrement dépassé par ce qu’il construit. “Nous sommes bien manipulés par des forces qui nous dépassent”. (…) Les romanciers ne disent-ils pas qu’eux aussi sont emportés par leurs personnages » (Latour, 2006, p. 52).

Un être que nous construisons et qui nous dépasse correspond bien à la définition latourienne du faitiche et aussi à de ce que peut devenir un avatar. Certains jeunes chercheurs affirment même, à propos d’un cadrage thérapeutique recourant au jeu vidéo et basé sur des identifications multiples, que « les relations entre avatars qui s’établissent à l’insu du joueur constituent l’essence de l’efficacité de cette dynamique » (Hajii, Tordo, 2009, p. 655). Mais le dépassement du sujet par le ou les avatars qu’il construit ne concerne pas seulement la thérapie et les mondes vidéoludiques. Dans des situations bien plus banales, il semble que l’autonomisation des avatars s’affirme notamment dans le domaine des réseaux sociaux, sous la forme d’anecdotes ou encore de situations plus frappantes, dont nous prenons connaissance à travers des faits divers qui mettent en jeu et en scène des personnes justement dépassées par l’existence d’agrégats documentaires (Perény, Amato, 2009) les représentants, en fait ce que nous appellerons leurs avatars hyper, qu’elles ont pourtant elles-mêmes alimentés et ainsi construits.

Des phénomènes similaires semblent à l’œuvre dans le domaine de la visualisation interactive actualisant des simulations informatiques où l’image « contient » par définition la réalité figurée. Et cette visualisation interactive nous dépasse aussi et souvent, non seulement par la dimension prédictive, mais aussi en raison du caractère tangible de l’effet de réalité produit par la simulation iconique. Le cas de figure du volcan Eyjafjöll, en mai 2010, est révélateur du fait que tous les acteurs impliqués puissent un jour être totalement dépassés, comme avec ces poussières, finalement quasi inexistantes dans le réel, mais virtuellement présentes partout, au nom desquelles ont été suspendus les vols internationaux. Cet épisode restera peut-être dans les esprits comme la démonstration de ce qui arrive quand, à travers une simulation iconique, on finit par prendre la carte pour le territoire et que la « croyance » devient excessive, « principe de précaution » oblige, dans un « fait », bien ténu, mais parfaitement « construit » et bien sûr, « contenu » dans l’image.

6. La dépolarisation de l’opposition sujet/objet et la résurgence du magique

Les avatars, ces images opérantes que nous opérons, mais qui finalement en contrepartie nous opèrent, font dorénavant partie de notre quotidien et ils nous font intégrer une technicité nouvelle. Il y a déjà longtemps, Félix Guattari (1987) attirait notre attention sur l’ « entrée en machine » de notre subjectivité. Mais l’avatar va encore plus loin : il la reconfigure en dépolarisant l’opposition constitutive classique entre sujet et objet. Nous voyons tous les jours, dans le vaste monde médiatique des artefacts iconiques, qui comprend aussi bien les métavers, que les mondes miroirs[38] et les jeux vidéo, l’avatar vidéoludique contredire et déconstruire dans les faits, la vieille solution iconoclaste, tout occidentale, à la querelle de l’image, qui consistait à faire en sorte que l’image représente seulement et qu’elle ne personnifie plus. Car il fallait que se réduise en elle la présence magique de l’idole, support typique de la croyance fétichiste au sein des sociétés traditionnelles, toutes choses auxquelles la rationalité occidentale prétend pouvoir s’arracher.

Or, avec la modernisation info-communicationnelle, l’image est bien devenue « interagie » et elle a fait l’objet d’une nouvelle « fabrique de l’image »[39]. Dans cette fabrique médiatique, l’image devient doublement faite, en amont par les concepteurs pour être à notre main et devenir manipulable, voire tactile ; mais aussi en aval par notre main à tous, qui la transforme en rentrant en rapport d’interaction avec elle et non plus seulement par la seule main de l’artiste, de l’artisan ou du technicien, comme à l’époque classique et moderne. Cela est devenu possible grâce à la démocratisation des outils infographiques qui fabriquent cette image et des ordinateurs et autres machines informatisées les mettant en scène et en pratique. Cette image, en tant que simulation interactive d’une représentation, présentifie directement ce qu’elle montre, sans avoir à être référée au monde. Du coup, elle repose aussi la question des forces individuelles et collectives et des significations sociales qui se retrouvent ainsi à l’œuvre dans la modernisation de notre subjectivité qui s’instaure. Ce que l’on pourrait appeler le « devenir avatar de l’image » soulève la même question que celle posée par Latour concernant la fabrication des faitiches : « et si la main était indispensable à l’appréhension de la vérité, à la production de l’objectivité, à la fabrication des divinités. Que se passerait-il, si le fait d’affirmer que telle image était faite de la main de l’homme augmentait au lieu de diminuer sa prétention à la vérité ? Ce serait la mort de l’état d’esprit critique, la fin de l’antifétichisme (…) plus on crée d’images de main d’homme, plus on recueille d’objectivité. En science la “pure représentation” n’existe pas » (Latour, 2009, p. 146, p. 152).

La pratique de l’avatar, qu’il prenne la forme d’un simulat ou d’un agrégat, qu’il évolue dans des cybermondes ou des hypermondes[40], dépolarise dans les faits même et du coup, dans les esprits aussi, la vieille opposition identitaire du sujet et de l’objet. Le sujet investit l’objet, lequel en fait de même à son égard, tandis que l’action de l’un s’imbrique dans l’action de l’autre. Cela fait écho avec le trouble qui nous avait en d’autres temps saisis et qui revient ainsi autrement, par la technique.

« La pensée des faitiches demande quelques minutes d’habituation, mais passé le moment de surprise devant leur forme biscornue, ce sont les figures obsolètes du sujet et de l’objet, du fabricant et du fabriqué, de l’agissant et de l’agi qui paraissent chaque jour plus improbables.[41]

Selon mon hypothèse, la transition vers ce mode de pensée inhabituelle va être accélérée par ce phénomène que j’appelle la généralisation de l’avatar. Il s’agit d’un processus déjà en cours dans certains domaines et qui arrivera à maturité dès que la modélisation et la simulation informatique de la présence deviendra notre lot quotidien, non seulement pour ce qui est de la visualisation interactive, mais aussi pour toute manifestation et échange à travers une « présence à distance » (Weissberg, 1998) entre êtres et choses, une présence médiée et médiatisée par l’entremise d’une technologie interactive. Alors, cette pensée du faitiche ne manquera pas de gagner du terrain, ce qui n’ira probablement pas sans quelques conséquences. « Car quand notre frigidaire nous twittera la liste des courses, dès que nous passerons près de notre supermarché préféré et que bien d’autres objets que le lapin Nabatzag[42]ou que notre système embarqué de navigation nous parleront, nous pourrons difficilement continuer à résister à une impression diffuse. En l’occurrence, à un sentiment de résurgence, celle d’une vision du monde magique » (Pereny, 2012, p. 200-201). Cette vision s’infiltrera en nous, comme elle le fait déjà pour les vidéojoueurs aux commandes de leur avatar dans des mondes enchantés ou ensorcelés.

En effet, des publics de plus en plus nombreux expérimentent déjà cette présence à distance dans des mondes numériques via leur avatar. Mais ces mondes, pour une bonne part, sont des univers ou la magie est véritablement omniprésente et les avatars au cours de nombreuses épreuves accumulent des pouvoirs extraordinaires. Tout ceci matérialise ainsi des « figures anthropologiques et culturelles »[43] qui ne constituent pour le moment que des contenus manifestes, mais qui s’avèrent bel et bien incorporés et engrammés par l’action. Et comme nous indique Gilles Deles : « cette dimension culturelle est d’autant plus profonde quand elle se présente sous un versant anthropologique et qu’elle mobilise les concepts de totem, de mana et de démons, car elle développe une forme nouvelle de familiarité ».

Cette familiarité du magique au cœur des rapports avec la technologie est étudiée de longue date par l’anthropologie[44], mais nous pouvons également la rencontrer dans le domaine quotidien des opinions, intégrant peu à peu le sens commun, comme le montre l’adage d’A.C. Clarke, l’un des auteurs marquants de la science-fiction et scientifique reconnu, selon lequel « toute technologie avancée est magique »[45]. Cependant, ce sont ni les opinions, ni les apparences ou les impressions qui reconfigurent nos visions du monde, elles ne font qu’en rendre compte. Pour mieux comprendre l’une des raisons de cette résurgence du magique, nous allons évoquer une partie, finalement peu connue, mais qui commence à faire référence[46], de la théorie simondonienne de la technique, à savoir, sa « théorie des phases de la culture » dont nous n’exposerons pas le détail ici, mais qui concerne le déphasage de cette « unité magique primitive » de l’humain avec le monde, laquelle en se fragmentant, déclenche l’apparition et l’évolution de la technique. L’un des meilleurs spécialistes de Simondon nous en donne un aperçu et il va jusqu’à intituler un chapitre d’un de ses articles « Vers une nouvelle “magie”, le problème de l’objectivité technologique » : « Simondon fait remarquer que du côté de la relation au monde, c’est-à-dire du côté de la technique, une nouvelle forme d’unité et de réticulation de la technique et du monde naturel a émergé, rappelant à bien des égards l’unité primitive du monde magique réticulé. Cette nouvelle réticulation, coordonnant comme c’était le cas dans l’univers magique l’activité humaine et les processus naturels, se produit à la faveur du développement des grands ensembles techniques »[47].

Depuis maintenant bien des années, le grand ensemble technique qui met en rapport une part grandissante de nos actions avec le monde est Internet et c’est bien lui et toutes les nouvelles technologies réticulaires qui mettent en scène une résurgence du magique. Certaines fréquentations comme celles de l’avatar et des dispositifs vidéoludiques – qui ont pleinement bénéficié des potentialités du Réseau des réseaux – rendent plus visibles que d’autres un changement qui est bien en cours. Il s’agit de la dépolarisation de l’opposition sujet/objet que ce grand ensemble techno-réticulaire révèle de plus en plus. Mais nous pourrions aussi, en nous référant encore à Descola, qualifier cette évolution de notre rapport au monde en relevant la modification ou peut-être simplement la nouvelle perception de notre ontologie générale et constater que notre naturalisme d’occidentaux se métisse d’un peu d’analogisme oriental en intégrant pour cela une certaine dose d’animisme[48] et que c’est bien ce que révèle d’une manière heuristique l’avatar jouable. La triple valence fétichiste de la figure de l’avatar (évoquée en fin de section 1.2) et sa nature première de faitiche iconique permet que coexistent et s’expriment à travers lui plusieurs visions du monde, qui d’habitude s’excluent. Cet état de fait ne peut aller, bien sûr, sans la résurgence, d’une manière ou d’une autre, de cette fameuse dimension du magique et rien d’étonnant qu’elle emprunte en premier la voie d’un refoulé, celui de l’image qui personnifie ou contient, au sens littéral ce qu’elle représente, comme en témoigne l’avatar par sa nature première à la fois humaine et non humaine.

7. L’avatarisation généralisée, nouveau mode d’existence et multiplication des faitiches iconiques

L’observateur attentif peut aisément constater que l’une des évolutions techno-sociales, qui de nos jours touche le grand public, passe bien par la généralisation de la figure de l’avatar. Dans un premier temps, l’avatar de soi, sur le modèle strictement vidéoludique, a déjà fait muter une part de notre intersubjectivité. Sous l’apparence d’une simple reconduite de nos relations juste déplacées et délocalisées dans des univers électro-numériques se trouvant dans l’au-delà de nos écrans, s’opère ce qui mérite d’être dénommé une alter-subjectivation (Perény, 2010). Ce processus résulte d’une rencontre et d’un commerce virtuels, non seulement avec nos semblables immergés, via leur avatar dans un cyberespace réticulaire, mais aussi avec des dissemblables, à savoir de purs artefacts non humains qui y résident aussi, que l’on appelle agents autonomes, robots, personnages non joueurs. À travers l’avatar vidéoludique, se met en place ainsi un profond mouvement d’acculturation, d’hybridation et de domestication mutuelle avec une nouvelle altérité technique, selon des mécanismes que l’on peut expérimenter quotidiennement. De plus en plus de personnes acquièrent une familiarité nouvelle avec cet être techno-logiciel icono-numérique banalisé qu’est devenu l’avatar. L’un des éléments positifs de cette évolution est que cela pourrait peut-être nous pousser à déconstruire des oppositions anciennes, mais encore tenaces, concernant l’homme et la machine. Et aider le « sujet à rompre avec l’oscillation tragique entre les utopies et les dystopies interchangeables, que ce soient celles du Golem ou celles d’un homme nouveau » (Perény, 2013, p. 28), renouant avec l’espoir de favoriser ainsi l’avènement attendu d’une forme plus humanisée de la culture numérique.

Dans un second temps, il devient prévisible que la figure de l’avatar va profiter de la diffusion de la Machine Virtuelle Interface (Perény, 2013, p. 66), de cette interface iconique arrivant à maturité dans ses formes et usages interactifs et pouvant matérialiser à l’écran tout objet technique, en effectuant le passage d’une machine physique, via la simulation, à une machine virtuelle. Pour exemple premier, pensons à notre bonne vieille machine à écrire mécanique mutant en traitement de texte sophistiqué sur l’écran de nos ordinateurs. À travers la prolifération des écrans tactiles et de ce qu’ils permettent en termes de manipulation des structures info-communicationnelles, l’interface iconique va se déployer, se généraliser en nous offrant progressivement un avatar de tout objet. Ainsi, transformera-t-elle une autre part de notre intersubjectivité en interobjectivité, au sens de Latour (1994) qui faisait remarquer il y a déjà longtemps que « les objets ne sont pas des moyens, mais des médiateurs, au même titre que tous les autres actants ».

Ce que j’appelle « l’avatarisation généralisée » va ainsi contribuer à la constitution de rapports nouveaux entre sujets et objets qui s’appliqueront directement à notre environnement, aussi bien matériel qu’immatériel, en rendant tangible et dynamique sa figuration, sous la forme de représentations/simulations interactives. Ainsi, l’avatar à travers sa généralisation pourrait assurer une nouvelle mise en rapport iconique et computationnelle entre l’homme et le monde. Dans cette lignée, il serait susceptible de devenir, à l’exemple de sa version vidéoludique originelle, un véhicule de connaissance et d’action qui finira par concerner tout : processus, objets, êtres et choses.

L’observation des tendances de l’évolution des technologies numériques montre que progressivement le réel, mais aussi le potentiel, se dédoublent en virtuel, en une réalité dite virtuelle, selon un mot à prendre pragmatiquement au sens anglo-saxon de l’adjectif virtual, souvent mal traduit, qui signifie quasi. Cette réalité autre, qui est seulement un quasi réel, pour certains un demi-réel[49], de notre point de vue littéralement le réel d’une image techniquement virtuelle[50] et opérable qui peut figurer et mettre en mouvement l’« avatar »[51] de tout être et de toute chose pouvant se manifester sur un écran. Cette emprise et cet empire de l’avatar, passant par la multiplication des faitiches iconiques, vont immanquablement installer une interactivité généralisée entre les sujets et les objets. Ces nouveaux rapports passeront par la banalisation d’un « objet-image[52] » électro-numérique opérable devenue polymorphe, dont l’avatar vidéoludique constitue la figure prémonitoire et emblématique. Cet objet-image interactif, à la fois représentation et simulation, pourrait bien se superposer à l’objet et s’interposer dans le rapport du sujet avec ce dernier, en pénétrant tous les domaines de notre existence. Il se profile déjà dans les aspects aussi bien théoriques que pratiques de notre vie et de nos actions, en allant de la recherche scientifique ou de la médecine au divertissement et aux conjonctures matérielles de notre quotidien, achats, rencontres, mises en relation. Le monde physique va aussi se dédoubler en mondes électro-numériques, bien au-delà des mondes virtuels vidéoludiques ou des métavers actuels, à travers une mobilité favorisant la constitution d’une couche info-communicationnelle se superposant entièrement à l’espace physique. Notre environnement architectural et urbain va ainsi se peupler d’avatars qui permettront l’accès à des dimensions info-communicationnelles non visibles directement, mais rendues numériquement co-présentes par une vision interfacée et augmentée de la réalité, que l’on commence à appeler la Ville 2.0 ou l’hyper-urbain[53]. C’est par son extension à notre environnement physique que l’avatarisation généralisée prendra tout son sens, s’offrant à nous non seulement à travers des objets ou des mondes virtuels utilitaires ou ludiques, mais aussi à travers cette (re)territorialisation attendue du virtuel, cette « efflorescence machinique »[54] – pour reprendre une expression de Guattari – qui viendra hybrider notre existence la plus quotidienne.

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3. L’article de synthèse théorique annonciateur du projet (2015)

PERÉNY E. (2015). L’immersion avatariale : figurations co-opérables et visions habitées en situation de bilocation par externalisation de soi. Dans A. Bernard, (dir.), Immersivité de l’art. Interactions, imsertions, hybridations. Paris, Éd. L’Harmattan, coll. Mouvement des savoirs, p. 77-88.

Reproduit avec l’aimable autorisation de la directrice de l’ouvrage. Pour citation, se rapporter à la pagination originale.

L’immersion avatariale : figurations co-opérables et visions habitées en situation de bilocation par externalisation de soi 

Étienne Perény, Laboratoire Paragraphe, Université paris 8

Ce texte s’intéresse à l’immersion dans les mondes virtuels s’opérant par l’entremise d’un avatar, cette doublure numérique qui nous offre la possibilité d’exister et d’agir dans ces espaces électro-numériques et réticulaires situés dans cet « au-delà » de nos écrans qui interroge tant aujourd’hui. L’objectif sera d’aborder la question des rapports entre d’un côté la sphère immatérielle où s’épanouissent « les avatars jouables des mondes numériques[55]» et de l’autre la sphère matérielle, où œuvrent le cerveau et le corps des sujets prêts à s’investir dans le virtuel à travers une modalité d’immersion que je propose d’appeler avatariale. Celle-ci sera analysée en termes de figurations co-opérables, mais aussi de visions habitées et de modalités d’externalisation de soi propres aux technologies info-communicationnels vidéoludiques contemporaines ; tout en interrogeant les effets psycho-physiologiques et cognitifs qu’ensemble elles produisent.

1. Approche multisensorielle et systémique

           Du fait d’une approche logistique[56], s’attachant à la matérialité de l’interaction, nous ne traiterons pas ici des personnages joués ou incarnés à travers un avatar, ni de l’œuvre immersive et ludique dans ses aspects artistiques, ou encore de la diversité jouable du domaine numérique. Davantage, nous étudierons la nature et les propriétés d’un univers icono-numérique particulier, le jeu vidéo, qui résulte de l’imbrication d’une triade constituée par l’image interactive, le programme informatique et le sujet humain agissant de concert, avec une attention particulière pour ce dernier en ce qu’il est affecté par les effets de base de cette disposition.

L’approche de la problématique reprend la lignée des travaux vidéoludiques, au sens large (Games studies), et adopte la typologie d’Arsenault et Picard (2008) identifiant trois formes d’immersion : fictionnelle, sensorielle et systémique, en privilégiant ces deux dernières au détriment de l’immersion fictionnelle et de tout son versant narratif qui sera laissée hors périmètre de cet article. L’immersion systémique, associée chez nos auteurs aux règles du jeu et au gameplay, concernera ici la maîtrise des procédures de contrôle et de commande, aussi bien celles de l’avatar que celles autorisant l’action du sujet dans un monde virtuel. Procédures que nous analyserons en fonction d’une « proxémie de l’écran » (Amato, Perény, 2012), se révélant d’autant plus riche qu’elle comprend souvent la possibilité d’alterner une vision à la première ou à la troisième personne que nous pensons propre à une « vision avatariale ». (Perény 2013b). Notre investigation concerne les différents mécanismes sensoriels et communicationnels de l’immersion et de la vision avatariales qui s’ordonnent et interfèrent, ainsi que les effets psycho-physiologiques et cognitifs que déclenche cette situation permise par le média vidéoludique, celui même que nous avons caractérisé comme « premier cybermédia » (Amato, Perény 2008) en raison du couplage cybernétique d’un sujet humain et d’un programme par l’entremise d’une image interactive.

2. Mode d’existence avatariale et hybridation des intentionnalités

  Cela fait plus d’un quart de siècle qu’un public croissant fréquente et s’approprie l’avatar vidéoludique. Loin des simples engouements de mode juvéniles auxquels le jeu vidéo a longtemps été réduit, les joueurs participent dorénavant d’une culture populaire vernaculaire, intergénérationnelle et mondialisée. Après la rencontre du jeu vidéo et de l’Internet aux alentours de l’an 2000, et l’intérêt médiatique actuel pour les objets vidéoludiques, parler d’un « mode d’existence avatarial », (Perény 2013b) est devenu non seulement légitime, mais indispensable pour décrire une existence augmentée et symbiotique entrevue dès les débuts de l’informatique interactive (Liklider 1960). Existence nouvelle reliant, en deçà et au-delà de l’écran, des humains et des artefacts divers et permettant quotidiennement à des millions de personnes de s’immerger et de vivre des aventures individuelles et collectives dans ce que l’on a coutume d’appeler le cyberespace…

  Nous sommes loin du premier jeu en réseau Habitat (1986) de Lucas Film Games sur un réseau propriétaire proposant un monde simulé en images rudimentaires 2D et des joueurs représentés par des figurines graphiques appelées « Avatars » (Amato, 2008). Les mondes virtuels contemporains ont pris la forme d’« Espace-images » (Günzel, 2008), de véritables espaces audiovisuels 3D résultant d’une nouvelle figuration inter-active. Le sujet bénéficie d’une prise en temps réel sur l’image et il peut visualiser son action aussi bien à travers son avatar que relativement à l’environnement virtuel où ce dernier évolue. De nature électro-numérique, ces espaces de figuration ont dû attendre les progrès cumulés des ordinateurs et de l’image de synthèse pour arriver à un degré suffisant de photoréalisme, de définition, de dynamique d’image, mais aussi d’interaction. De la sorte, ils ont pu offrir des mondes numériques à la fois crédibles, aisément activables et suffisamment prenants. Des avancées majeures furent l’apparition des univers persistants et massivement multijoueurs en ligne, puis la popularisation des métavers comme Second Life.

  La vraie particularité de ces espaces-images tient à un mouvement croisé d’hybridation entre représentation et simulation et entre intentionnalité humaine et intentionnalité programmée. Le fait de simuler la représentation à partir de la numérisation et le fait de représenter la simulation par le calcul des pixels est une propriété fondamentale de l’image (vidéoludique) interactive, tenant à sa nature à la fois électronique et numérique. Cette image électro-numérique a comme vertu de donner vie et de donner à voir des représentations et des simulations dans des réalités dites virtuelles, sous la forme d’« analogons » (Couchot 1998) qui sont issues de la réalité physique aussi bien que de réalités imaginaires. Il importe de toujours prendre en compte que toutes ces images, à travers le pilotage du point de vue ou la manipulation de leurs éléments constitutifs, sont co-opérées, c’est-à-dire animées finalement à la fois par le sujet et le programme informatique. C’est ainsi que se trouvent couplées, mais aussi hybridées les intentionnalités du sujet humain et une intentionnalité machinique, au sens où cette dernière est la manifestation d’une intentionnalité déléguée de différents créateurs, auteurs, designers, programmeurs, s’inscrivant sous forme d’un code informatique animant l’image. Cette dernière va constituer, générer, au gré de l’utilisateur et en fonction des potentialités implémentées, le monde virtuel simulé et représenté, qui, par la place qu’il accorde au joueur, devient un espace-image habitable, avec ses protagonistes singuliers et sa spatio-temporalité particulière. La notion d’ « intentionnalité opérante » rejoint ici une problématique de plus en plus prégnante en anthropologie et en sciences de la cognition, celle de l’agency, de l’agentivité, définie comme la capacité d’action d’un être, d’un objet, voire d’une simple image (Gell 2009). Dans la situation concrète devant l’écran, le couplage homme/machine/images produit une scène signifiante à travers une co-régulation qui s’opère grâce à une double boucle cybernétique d’asservissement passant par l’écran et l’image, l’une régie par le sujet et l’autre par la machine et le programme.

3. La relation avatariale en deçà du game, la jouabilité du play

  De leur côté, les avatars commencent à être définis comme « des enveloppes pilotables » (Lucas & Amato, 2013) prêtes à accueillir une part, encore controversée, du sujet humain. Celui-ci acquiert ainsi une agentivité déléguée dans les mondes numériques, et intégrerait, en contrepartie, des effets en retour non négligeables. Les avatars, enveloppes de pixels, peuvent prendre la forme de héros fabriqués, paramétrables et personnalisables ou de personnages prêts-à-jouer. Les dernières études mettent l’accent sur la « relation avatariale » (Gaon, 2013), en fait sur une relation pleine et réciproque entre le sujet et l’avatar, et non pas seulement orientée du sujet à l’avatar, comme on a pu le penser dans les années 90 avec une conception de l’avatar réduit à sa dimension de marionnette ou d’instrument.

  Ce changement de statut de la relation avatariale entre l’homme et une image actionnée par lui – ou encore une image ayant aussi un comportement autonome avec lequel il a affaire – se réfère à une évolution exprimée et expérimentée[57] par des praticiens-théoriciens des arts numériques comme Marie-Hélène Tramus (2000) qui écrit que « l’interactivité (…) est la simulation de l’interaction » et que l’interactivité fonctionne comme « une sorte de transformateur entre réalités ». Et effectivement, la mise en scène et en actes d’un échange interpersonnel, voire d’une collaboration en co-présence entre humains est devenue dorénavant possible au sein des univers virtuels iconiques grâce à la simulation et aux interactions permises par des avatars agissant de concert. Pour cela, il a fallu dépasser la simple « action sur l’image » (Barboza & Weissberg 2006), une action encore utilitaire et instrumentale au profit d’une « instanciation » (Amato 2008) dans l’image, une « externalisation » (Pereny 2010) de la corporéité du sujet par une actualisation de soi dans un « espace-image inter-agie », un espace virtuel pouvant accueillir plusieurs avatars et constituer un « théâtre d’action » (Pereny 2013b) pour eux. C’est le Réseau des réseaux et ses « îlots cyberspatiaux »[58] qui ont permis aux humains de rencontrer d’autres avatars d’humains pour vivre collectivement des situations d’immersion complexes. Ce faisant, ils fréquentent aussi des êtres techniques entièrement non-humains, possédant également une agentivité de degré variable ; des (ro)bots, des suivants, des monstres, etc. ; qui à la fois peuvent agir d’eux-mêmes et se constituer en ressources dynamiques pour le joueur humain.

  À partir de là, « la relation avatariale peut être considérée comme une matrice composant l’hybridation du joueur et de la machine par la présentation d’un environnement et d’une réalité d’objets numériques au travers de différentes couches (ou registres) – sensori-motrice, imaginaire et sociale (…) l’avatar est dépositaire des fonctions identificatoires du sujet pluridimensionnels permettant d’intégrer l’espace du jeu et de donner sens aux objets numériques, soit de relier entre eux les mondes charnel et numérique. (…) En ce sens, l’avatar possède une fonction métaphorique ou médiatrice permettant les échanges symboliques entre ces deux mondes. » (Gaon 2013).

Fig. 2. Le diagramme[59] ci-dessus formalise les dynamiques du dispositif vidéoludique.

4. Bi-location, traversée de l’écran, effets de l’immersion en-deçà et au-delà

  Pour constater ces effets de base, il suffit d’une simple observation directe concernant une situation vidéoludique banale : le sujet joueur semble être captivé, parfois capturé, à la fois en deçà et au-delà de son écran en fonction des événements. Il s’active fréquemment sur les commandes et son attention semble être accaparée par la vision de son action et de ses conséquences. Il se trouve dans une situation d’ubiquité déjà bien décrite par Amato (2008) en termes de bilocation : étant présent à la fois des deux côtés de l’écran, son corps propre est devant l’écran, mais une partie de sa « corporéité » se trouve bien au-delà par l’entremise de son « instanciation » dans son avatar. Toujours est-il, que de l’extérieur il semble effectivement immergé, plongé dans un état particulier, qui, dans les cas limites des « joueurs excessifs » (Rossé 2013), peut produire une impression d’absence relationnelle totale sur son entourage physique, du moins c’est ce dont témoignent, familles, compagnes ou compagnons. Car effectivement, le joueur peut, soit simplement se divertir ou s’investir dans un monde où son avatar relaye son action ; soit s’absenter, se réfugier ou se laisser piéger dans une réalité virtuelle en s’identifiant complètement à son avatar et en vivant à travers lui par procuration. Son corps est toujours là et reste actif, mais l’univers où il semble être relationnellement impliqué est ailleurs, une partie de lui a traversé l’écran pour mener une vie déléguée dans cet ailleurs.

  L’immersion avatariale se distingue des autres situations d’immersion[60] non seulement par son aspect virtuel, assorti de cette bilocation des deux côtés de l’écran et par la traversée de ce dernier, mais aussi par la nature du processus d’identification du sujet à son avatar. Dans la première phase sensori-motrice de la relation avatariale, il s’agit avant tout d’une identification du sujet par l’action qui survient notamment de par les actes appliqués aux commandes. Minimaux et arbitraires, ce sont souvent de simples appuis sur des touches qui se trouvent amplifiés par le programme informatique et assistés par des modèles comportementaux aboutissant sur l’écran à des mouvements tout à fait réalistes et performants de l’avatar. Ces actions qui prennent l’allure d’une « téléopération » (Amato 2008 p. 253) finissent par provoquer un sentiment de « présence à distance » (Weissberg 1999), voire de « téléexistence » (Amato, 2008). Au bout d’un processus de prise en main et de maîtrise progressive, « la médiation de l’agency et la délégation de l’intentionnalité se mettent en place » (Gaon 2013) entre le sujet et son avatar. L’immersion avatariale devient complète quand l’avatar se fait oublier en devenant un pur véhicule transparent de l’action et de la sensibilité motrice, voire émotionnelle du sujet. Par facilité métaphorique, on rattache ce phénomène à un processus d’incarnation, mais cette formulation pose plus de questions qu’elle n’en résout. Mais il est indéniable que l’avatar n’attend que notre identification à lui par l’action, laquelle réclame la maîtrise instrumentale de ses commandes. Alors, il s’anime pleinement, manifeste cette fameuse corporéité déléguée, rendant ainsi l’immersion avatariale non seulement amplifiée, mais aussi co-construite et fortement symbiotique.

La situation de bilocation corporelle par l’entremise de l’avatar, souvent qualifié de « double numérique » (Perriault 2009, p. 15) peut être mise en résonnance avec une situation maintenant connue et expérimentée en neurosciences, celle de la sortie du corps provoquée, simultanément réalisée en 2007 par Olaf Blanke et par Henrik Ehrsson. Cette expérience peut intervenir au cours d’une autoscopie naturelle simulée, dans laquelle un sujet filmé de dos par une caméra se voit lui-même à travers des lunettes de réalité virtuelle, et ainsi se regarde positionné dans l’espace se trouvant devant lui. La sensation de sortie du corps, ce dédoublement de la conscience soi, est déclenchée par une sollicitation sensorielle opérée par l’expérimentateur sur le sujet, qui simultanément se sent ici et se voit là bas touché dans le dos. Il se trouve en situation de « conflit d’attribution » (Jannerod 2012) de sa conscience corporelle entre son corps propre et son image du corps et c’est à ce moment-là que peut intervenir un sentiment de bilocation. Blanke (2004) a modélisé les OBE (Out of Body Experiences) et il pense qu’elles seraient liées à l’échec d’intégration des informations proprioceptives, tactiles et visuelles pouvant provoquer des illusions vestibulaires, ce que simule artificiellement ce type d’expérimentations.

5. Schéma corporel, double de soi, vision avatariale et empathie

  Si l’on continue à dérouler cette piste du dédoublement de soi qui semble caractériser l’immersion avatariale on ne peut manquer de faire le lien avec la théorie du double de soi d’Alain Berthoz selon lequel « le corps perçu, c’est le corps physique des sens, de la perception, mais c’est aussi le schéma corporel des neurologues, ce que j’ai appelé “le double” : nous avons dans le cerveau un deuxième nous-même »[61]. Toujours selon lui, il y a aussi l’image du corps ; celle du nôtre, mais aussi celle d’autrui ; dont la vision, grâce aux neurones miroirs, active nos propres neurones codant le mouvement et simultanément alimente notre cerveau simulateur, capable de « lier perception et action » en projetant « ses solutions sur le monde » (Berthoz 2003). L’identification par l’action à notre avatar procède probablement par ces mécanismes neurophysiologiques. Il n’est pas impossible que ce soit une partie de notre « double virtuel », notre double intime, celui « qui rêve à notre place chaque nuit »[62] qui se matérialise, prend forme visible grâce au numérique en empruntant pour véhicule d’action et de sensation cet « avatar jouable », seconde peau de pixel, à travers un phénomène non conscient et partiel d’« externalisation de soi par décorporation sensorielle » (Andrieu 2010). Il semblerait qu’à travers l’identification à l’avatar, nous projetions sur ce dernier notre propre schéma corporel et ajustions la délégation d’agentivité, l’opérationnalité de notre « intentionné corporel » (ibid.), grâce à une résonnance comportementale iconique s’établissant avec lui, et cela, jusqu’à pouvoir ressentir à travers lui, voire ressentir en nous mettant à sa place.

  Dans ces processus, il semblerait qu’un élément structurant soit l’empathie et c’est ce qui permet que l’immersion avatariale puisse donner lieu à une relation thérapeutique ; Serge Tisseron (2009) intitule même son article dans Adolescence « L’avatar voie royale de la thérapie ». C’est probablement la fonction médiatrice de l’avatar entre le réel et ce qui s’actualise dans le virtuel qui fait exister cette nouvelle forme thérapeutique. Une thèse récente (Tordo 2012) et un article de synthèse présentent une théorisation de cette médiatisation avatariale sous la forme d’une « auto-empathie virtuelle », « qui est une relation empathique avec une part subjective de soi, grâce à la présence en nous d’un double imaginaire intériorisé qui nous permet de contempler notre monde subjectif comme si nous l’observions de l’extérieur. Autrement dit, comme si nous étions à la place d’un semblable, d’un autre. Mais cet autre est bien en soi-même, c’est pourquoi nous proposons d’appeler ce double l’« autrui en-soi ». C’est ce double déjà réflexif qui se trouve projeté dans l’avatar et « l’auto-empathie médiatisée est une relation empathique dirigée vers une partie de soi contenue dans l’avatar. (…) La capacité d’un joueur à prendre soin de lui, à être en auto-empathie, trouverait ainsi un écho et une illustration dans sa capacité de prendre soin de l’avatar qui le représente dans les mondes virtuels » (Tordo & Binkley 2013).

  Cette approche, qui peut offrir un cadre d’explicitation de l’efficacité thérapeutique de l’avatar, semble faire l’impasse sur son altérité et ne se préoccuper que du « désir d’intersubjectivité dans les jeux vidéo » (Tordo 2011) et nullement « d’alter-subjectivation[63] » (Pereny 2010) comme s’il n’y avait pas d’extérieur à l’humain, ni de non humains, de sorte qu’on puisse expliquer tout ce qui peut arriver au sujet au contact des êtres et des milieux techniques par une théorie psychanalytique de la relation à la mère. Toute la synesthésie, les transferts sensoriels entre le sujet et son avatar, comme le ressenti par une femme des bulles du jacuzzi virtuel dans lequel se prélasse son avatar, est interprété sur la base de « ce que peut éprouver une mère quand elle met son bébé dans son bain et s’émerveille de le voir heureux.» (Tordo & Binkley 2013).

  Pourtant, il semblerait intéressant de qualifier les transferts sensoriels à l’œuvre dans le rapport avatarial, c’est ce dont témoigne un artiste-explorateur des mondes virtuels comme Yann Minh qui propose la notion de « cyberesthésie » pour décrire ces phénomènes. Ce terme pourrait « combler l’absence de terminologie pour désigner cette capacité spécifique de notre système cognitif à pouvoir étendre nos perceptions kinesthésiques, extéroceptives et proprioceptives sur un dispositif artificiel, comme l’automobile, les systèmes informatiques ou la plupart de nos outils courants.» (Minh 2013).

  Pour une approche croisée de l’empathie et de l’avatar, il est intéressant d’y articuler la théorie spatiale de l’empathie d’Alain Berthoz. Ce dernier a étudié la physiologie du changement de point de vue en termes de coopération entre une stratégie égocentrée et une stratégie allocentrée, entre le point de vue de « la route », « unique voie tracée » et une autre stratégie, « celle du survol, laissant le cerveau trouver de nouveaux chemins » (Berthoz, 2004, p. 227). C’est cette manipulation de référentiel spatial qui permet au sujet de se mettre à la place d’autrui, ce qui constitue la condition première de la mise en place d’une relation empathique. Ces conceptions entrent en résonnance avec mes propres analyses de la « vision avatariale » dont la spécificité est la pluralité des points de vue, la possibilité d’alterner une vision à la première personne, en caméra subjective et une vision objective en surplomb, à la troisième personne. Pour un joueur, il est possible de voir le monde par les yeux de son avatar et d’agir en conséquence, et aussi de se voir agir dans le monde en voyant de l’extérieur son avatar pour inventer, de manière réflexive, sa propre action. À ces deux visions, aux deux sens du terme, que je qualifie l’une comme l’autre d’habitées, car faisant déjà partie d’un monde iconique habitable par le sujet, s’ajoute souvent en fait une troisième vision, que nous appellerons synoptique, plus abstraite, voire plus symbolique, celle d’un « tableau de bord » (Amato 2009) occupant des zones périphériques de l’écran et fournissant des données sur le monde et l’avatar, ou encore situant le cours d’action y compris par une « mini-carte dynamique », permettant ainsi une sorte de supervision et de monitoring.

  La bilocation et cette pluralité des modes de vision constituent les ressorts fondamentaux, tout à fait spécifiques de l’immersion avatariale, auxquels s’ajoute le caractère éminemment immatériel, parfaitement actualisé, mais seulement potentiel, de cette immersion. Toutes les immersions matérielles et physiques représentent un danger, une difficulté ou du moins une mise à l’épreuve avec une éventuelle sanction, et cela est vrai, en allant de l’aquatique au linguistique. L’immersion et la vision avatariales garantissent la fluidité des allers-retours entre le réel et le virtuel, entre l’en-deçà, l’écran et son au-delà. Elles se fondent sur une externalisation de soi dans l’avatar ; de sorte que les mondes virtuels jouables deviennent ainsi des espaces « transactionnels » (Winicott 2002) de facture onirique où le sujet peut s’exercer à passer de la relation d’objet à la relation de sujet, et vivre des situations, des « transcorporations » (Andrieu 2010) virtuelles en toute sécurité, du moins physique, car les débats demeurent en ce qui concerne les risques psychologiques. Le vidéojoueur profite en cela de la « bienveillance dispositive » (Belin 1999) du phénomène vidéoludique et de son avatar qui lui permettent d’inverser la flèche du temps, d’échapper à une mort, devenue enfin symbolique et expérimentable, grâce à la fonction de sauvegarde et de recommencement (Amato 2003) ou encore grâce à la résurrection de l’avatar. En corrélat des avantages de cette immersion avatariale, le sujet incorpore une logique et un agir procédurales qui l’amènent à accepter de facto le traçage et l’identification numériques, condition d’accès au jouable numérique. Mais il gagne, comme de surcroît, en capacité d’empathie non seulement pour soi et ses semblables, mais aussi pour ses dissemblables, à savoir ce non-humain pourtant issu de l’humain, autrement dit l’Autre technique.

6. Premiers résultats d’une approche expérimentale transdisciplinaire

  Reste à évaluer et aussi à objectiver ce rapport d’alter-subjectivation avec l’avatar qui peut conférer au sujet quelques nouvelles aptitudes autant que redistribuer ses facultés. Il en va de même pour le sentiment, ou la « réalité » même, d’une présence distale, ainsi que pour le dédoublement de soi. À tous ces niveaux-là, que se passe-t-il objectivement, et non pas subjectivement ou encore inter-subjectivement, mais concrètement et d’une manière mesurable ? Et dans ce nouveau contexte de l’immersion avatariale, que deviennent les mécanismes de sympathie et d’empathie, ou encore ceux des changements de référentiels spatiaux. Pour élucider ces aspects, nous avons compris avec Étienne Armand Amato, avant même de finaliser notre ouvrage collectif présentant des théories, des terrains et des témoignages concernant les avatars, qu’il fallait compléter nos approches de type discursive et spéculative en mettant en place et formalisant une véritable démarche expérimentale pour aborder sur le fond la spécificité de cette relation avatariale si particulière. Nous sommes allés voir le professeur Alain Berthoz, car cette investigation ne pouvait rester cantonnée à notre discipline du fait de la complexité du phénomène. Nous nous sommes finalement engagés ensemble dans une approche transdisciplinaire Arts/Sciences/ Technologies, consistant à articuler une démarche artistiquement créative et technologiquement inventive avec des problématiques issues des Sciences de l’Information et de la Communication (Amato & Perény 2014) que nous avons intégrées avec des préoccupations et des méthodologies d’expérimentation et de mesures physiologiques maîtrisées par les Sciences de la Cognition.

  Nous avons abouti à de premiers résultats en nous basant sur une idée originale de dispositif vidéo-interactif créant une situation où le sujet est invité à devenir un avatar, pour « de vrai » en entrant directement par l’image dans une réalité virtuelle onirique. Il fut maquetté pour en établir la pertinence et la faisabilité en juin 2014. Il constitue un cas-limite s’appuyant sur les ressorts de l’immersion avatariale, dont cet article a servi à préciser les bases théoriques. Le dispositif s’avère propice à la mise en évidence des degrés de l’implication sensori-motrice et cognitive du joueur, qui voit son image, devenu avatar de soi évoluant au sein d’un monde virtuel. Actuellement (novembre 2014 – mars 2015) nous sommes en train, dans le cadre d’un partenariat entre l’équipe d’Alain Berthoz du Collège de France, le MédiaLab-CréaTIC de l’Université de Paris 8 et le DICEN/IDF, d’implémenter des capteurs et de développer des scénarios et protocoles permettant de procéder aux premières mesures physiologiques. À travers ces expérimentations, nous espérons établir une meilleure compréhension de la manière d’exister, de percevoir et d’agir dans les espaces-images interactifs, et ce en fonction de notre hypothèse qu’il existe un véritable phénomène d’excorporation de l’humain virtuel dans un virtuel technologique, dans ce corps icono-numérique simulé qu’est l’avatar.

Illust.1. Maquettage au Collège de France avec les stagiaires de recherche de l’Institut de Création et d’Animation Numériques. Photo © macno.paris@gmail.com

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4. L’article de positionnement du paradigme en anglais (domaine RV)

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The autoscopic flying avatar: a new paradigm to study bilocated presence in mixed reality 

PERENY Étienne, IDEFI-CréaTIC/Laboratoire Paragraphe, Université Paris 8

AMATO         Étienne Armand, DICEN-IDF/CNAM/UPEM

GORISSE Geoffrey, LAMPA – P&I, ENSAM ParisTech

BERTHOZ Alain, Équipe en nom propre du Pr. Berthoz, Collège de France

Abstract :This position paper presents the project « Becoming Avatar » deals with avatarial immersion [1] addressed through an interdisciplinary experimental approach. Its goal, at the crossroad of the creation of images and interactive technology, of virtual reality, neurophysiology and information and communication sciences, is to develop a device and a media scenario to support the hypothesis of a split state and to objectify the situation of bilocation [2].

Trad. : Cet article de positionnement présente le projet « Devenez Avatar » qui s’intéresse à l’immersion avatariale à travers une approche expérimentale interdisciplinaire. Son but, au carrefour de la création d’images et des technologies interactives, de la réalité virtuelle, de la neurophysiologie et des sciences de l’information et de la communication, est de développer un dispositif et un scénario médiatique pour soutenir l’hypothèse d’un état clivé et pour objectiver la situation de bilocation[2].)

Being present both here in front of the screen and over there, beyond the screen, this is a case which is shown by empirical studies of video games and by artists and metaverse explorers in Second Life. This type of state resonates in neurophysiology with the artificial « Out-of-Body Experiences » sensations produced with the aid of virtual reality equipment on healthy subjects.

Trad. : Être présent à la fois ici devant l’écran et là-bas, au-delà de l’écran, c’est un cas montré par des études empiriques de jeux vidéo et par des artistes et des explorateurs de métaverses dans Second Life. Ce type d’état résonne en neurophysiologie avec les sensations artificielles « Out-of-Body Experiences » produites à l’aide de matériel de réalité virtuelle sur des sujets sains.

  The production includes the development of a scientific experimental facility for physiological measurements and a public installation allowing someone to live a non-ordinary experience of split self. The common feature to both aspects of the project is based on the original idea of integrating video and 3D technology in order to experiment a situation of flight in mixed reality. The subject is literally invited to « become an avatar », indeed, he sees his own image, filmed from behind, inlaid into a synthetic world where he will be able to move freely and experiment different events.

Trad. : La démarche comprend le développement d’une installation expérimentale scientifique pour les mesures physiologiques et d’une installation publique permettant à une personne de vivre une expérience non ordinaire de dédoublement du moi. Le point commun aux deux aspects du projet est basé sur l’idée originale d’intégrer la vidéo et la technologie 3D afin d’expérimenter une situation de vol en réalité mixte. Le sujet est littéralement invité à « devenir un avatar », car en effet, il voit sa propre image, filmée de dos, incrustée dans un monde synthétique où il pourra se déplacer librement et expérimenter différents événements.

This autoscopic system of immersion was imagined in 2013 by E. Pereny and worked in 2013-2014 with Pr A. Berthoz and E.A. Amato, to be developed and finalized with N. Galinotti and G. Gorisse, with Jams sessions integrating students.

Trad. : Ce système autoscopique d’immersion a été imaginé en 2013 par E. Pereny et travaillé en 2013-2014 avec le Pr A. Berthoz et E.A. Amato, pour être développé et finalisé avec N. Galinotti et G. Gorisse, avec des sessions de Jams intégrant des étudiants.

Illust.1. The subject is equipped with physiological sensors during the experimentation. (Trad : Le sujet est équipé de capteurs physiologiques pendant l’expérimentation.)

Categories and Subject Descriptors: Human computer interaction (HCI), Interaction paradigms, Mixed reality, Emerging technologies, Emerging interfaces.

General Terms: Measurement, Performance, Design, Experimentation, Human Factors, Theory.

Keywords: Avatar, Image, Presence, Immersion, Physiological measurements, Chroma Key, Autoscopy, Third person perspective, Real-time 3D, Instantiation, Experimentation.

1. Proposed experimentation  

To describe simply the experimentation we propose, we shall now introduce its basic scenario: the free flight. At the beginning of the session, the subject is facing a green curtain with a head-mounted display. Then, the screens before his eyes are switched on, he is now seeing a virtual desert landscape with mountains and a glowing sky where the clouds are drifting. Suddenly, his perfectly cutout body, filmed from the back, is appearing, standing in the middle of the landscape. When the subject is moving, and because of the real time reacting of the image, he is realizing that he is like a 3D avatar viewed in third-person perspective. He hears the instruction to lift his arms, which will cause the take-off of his body few meters above the ground.

Trad. : Pour décrire simplement l’expérimentation que nous proposons, nous allons maintenant présenter son scénario de base : le vol libre. Au début de la séance, le sujet fait face à un rideau vert avec un écran monté sur la tête. Puis, les écrans devant ses yeux s’allument, il voit maintenant un paysage de désert virtuel avec des montagnes et un ciel rougeoyant où les nuages sont à la dérive. Soudain, son corps parfaitement découpé, filmé de dos, apparaît debout au milieu du paysage. Quand le sujet bouge, et à cause de la réaction en temps réel de l’image, il se rend compte qu’il est comme un avatar 3D vu à la troisième personne. Il entend l’instruction de lever les bras, ce qui provoquera le décollage de son corps à quelques mètres du sol.

Then, the image of the subject body seems to bend forward, although he himself remains right straight up, which initiates a general scrolling of the landscape. Then starts a learning phase which will train him to navigate in the landscape. Indeed, using his arms, the subject can induce the movement of his avatar to turn right or left, go up or down, depending on their orientations. After having some time to enjoy the sensations procured by this flight activity, he will have to face different events, tests or tasks that will allow him to experience the emotions of this split state situation in this mixed reality. Several physiological parameters will be measured during the experiment.

Trad. : Ensuite, l’image du corps du sujet semble se pencher vers l’avant, bien qu’il reste lui-même tout droit vers le haut, ce qui initie un défilement général du paysage. Commence alors une phase d’apprentissage qui l’entraînera à naviguer dans le paysage. En effet, à l’aide de ses bras, le sujet peut induire le mouvement de son avatar à tourner à droite ou à gauche, à monter ou à descendre, selon leur orientation. Après avoir eu le temps de profiter des sensations procurées par cette activité de vol, il devra faire face à différents événements, tests ou tâches qui lui permettront de vivre les émotions de cette situation d’état clivé dans cette réalité mixte. Plusieurs paramètres physiologiques seront mesurés pendant l’expérience.

2. Problems and studies

From the perspective of art and interactive image technologies, the installation is asking a particular aspect of the relation to these RT3D artificial worlds by focusing on their iconic nature [3], including Avatar [4], here rendered directly in video, and on the coupling between the image and the controls of a cybernetic system. These three aspects are studied through an action in situ, with the presence of the human subject in the picture. Thus, it should be possible to objectify and characterize these pictures who become livable spaces and theaters of action, as well as the fundamental mechanisms of interactive imaging devices, including video games and virtual reality. Or even to map the mechanisms of presence and agentivity in situations of bi-location. This new situation of ubiquity, where we are simultaneously here in front of the screen, and over there beyond in its electro-digital dimension, could help to review the effectiveness in virtual worlds, commonly sought.

Trad. : Du point de vue de l’art et des technologies de l’image interactive, l’installation pose une question particulière sur le rapport à ces mondes artificiels RT3D en se concentrant sur leur nature iconique[3], dont Avatar[4], rendu ici directement en vidéo, et sur le couplage entre l’image et les contrôles d’un système cybernétique. Ces trois aspects sont étudiés à travers une action in situ, avec la présence du sujet humain dans l’image. Ainsi, il devrait être possible d’objectiver et de caractériser ces images qui deviennent des espaces habitables et des théâtres d’action, ainsi que les mécanismes fondamentaux des dispositifs d’imagerie interactive, dont les jeux vidéo et la réalité virtuelle. Ou même de cartographier les mécanismes de présence et d’agencement dans les situations de bi-localisation. Cette nouvelle situation d’ubiquité, où nous sommes simultanément ici devant l’écran, et là-bas au-delà dans sa dimension électro-numérique, pourrait aider à revoir l’efficacité des mondes virtuels, communément recherchés.

  To describe this immersion, video game studies propose the term of co-instantiation [5], which would be equivalent to projection for cinema. Within the playable sphere, the situation becomes much more complex because different identifiable corporeities are distributed not only on the two sides of the screen, but also within the screen, which becomes the control and management interface. All points of view are often mobilized, from the first to the third-person perspective, while articulating, for narrative purposes, interactive vision and « cinematics », pre-calculated scenes imposed by the machine. In this field, one of the questions is the excessive media attachment, the addictive behaviors with an « avatarial existence » and the virtual worlds opposing the real worlds that would be first and foremost one the basic effects of the ludic device. More widely, the avatar seems heuristic [6] for understanding recent developments of the Information Technologies and Science concerning the growing place of the body in the man’s relationship with the machine.

Trad. : Pour décrire cette immersion, les études sur les jeux vidéo proposent le terme de co-instanciation[5], qui serait équivalent à la projection pour le cinéma. Dans la sphère jouable, la situation devient beaucoup plus complexe parce que différentes entités identifiables sont distribuées non seulement des deux côtés de l’écran, mais aussi dans l’écran, qui devient l’interface de contrôle et de gestion. Tous les points de vue sont souvent mobilisés, de la première à la troisième personne, en articulant, à des fins narratives, une vision interactive et des scènes « cinématographiques », pré-calculées, imposées par la machine. Dans ce domaine, l’une des questions est l’attachement médiatique excessif, les comportements addictifs avec une « existence avatariale » et les mondes virtuels s’opposant aux mondes réels qui seraient d’abord et avant tout l’un des effets fondamentaux du dispositif ludique.) Plus largement, l’avatar semble heuristique[6] pour comprendre les développements récents des Technologies de l’Information et de la Science concernant la place croissante du corps dans la relation de l’homme à la machine.

As for neuroscience and virtual reality, the installation “Becoming Avatar” offers a paradigm, called « the flying Avatar », order to improve the understanding of the neural basis of the existence of a double of ourselves which has been evidenced in neurological pathologies and in recent experimental paradigms. The RT3D and the use of avatars had been a privileged solution to experimentally address this question [7]. Indeed, we know that the human brain has a representation of the human body called « Body Schema » often distinct from another mechanism, « Body Image ». There is a large neurology and neuropsychology literature describing the functions, as well as the pathological manifestations of the body schema. The fact that we have in our brain a double of ourselves is also well illustrated by the dream and the feelings of ghost limbs [8]. We know that these are the specialized areas [9] (parieto-insular cortex and temporo-parietal junction) of the brain that are involved in a privileged way, both in the multi-sensory fusion and in the construction of this body schema. The same area are involved in the relationship between body and space, or in the representation of the gravity acceleration and therefore of the orientation of the body relative to gravity, which is one of the functions of the vestibular system. Furthermore, Neuropsychology data describes the role of these areas in the phenomena of autoscopy, heautoscopy and out-of-body experiences, which are today studied by neurologists. Finally, it was shown that these areas are also involved in the relationship with others and empathy [10].

Trad. : Quant aux neurosciences et à la réalité virtuelle, l’installation « Devenir Avatar » offre un paradigme, dit de « l’Avatar volant », afin d’améliorer la compréhension de la base neuronale de l’existence d’un double de nous-mêmes qui a été mise en évidence dans des pathologies neurologiques et dans des paradigmes expérimentaux récents. La RT3D et l’utilisation d’avatars avaient été une solution privilégiée pour répondre expérimentalement à cette question[7]. En effet, nous savons que le cerveau humain a une représentation du corps humain appelée « schéma corporel » souvent distincte d’un autre mécanisme, « l’image du corps ». Il existe une abondante littérature en neurologie et en neuropsychologie décrivant les fonctions, ainsi que les manifestations pathologiques du schéma corporel. Le fait que nous avons dans notre cerveau un double de nous-mêmes est aussi bien illustré par le rêve et les sentiments des membres fantômes[8]. Nous savons que ce sont les domaines spécialisés[9] (cortex pariéto-insulaire et jonction temporo-pariétale) du cerveau qui sont impliqués de façon privilégiée, tant dans la fusion multisensorielle que dans la construction de ce schéma corporel. La même zone est impliquée dans la relation entre le corps et l’espace, ou dans la représentation de l’accélération de la gravité et donc de l’orientation du corps par rapport à la gravité, l’une des fonctions du système vestibulaire. De plus, les données neuropsychologiques décrivent le rôle de ces domaines dans les phénomènes d’autoscopie, d’héautoscopie et d’expériences de sortie hors du corps, qui sont aujourd’hui étudiés par les neurologues. Enfin, il a été démontré que ces domaines sont également impliqués dans la relation avec les autres et dans les mécanismes de l’empathie [10].

3. Methods and perspectives

Finally, it is useful to emphasize the research-creation method that we are implementing with the researchers involved in this scientific cooperation between the University of Paris 8, the College de France and the Conservatoire National des Arts et Métiers. We called our approach techno-social because it takes advantage of the availability and maturity of technology in order to invent their socialization through the creation of original content, materialized through experimentation and technical devices [11]. The preparation and the production are interdisciplinary, but the resulting objects are transdisciplinary, leading to new uses in innovative or classical domains. The originality, assumed by the leaders of this project, is to combine both research and education, including students of different levels, and experiment iteratively various situations with the public to make theoretical advances.

Trad. : Enfin, il est utile de souligner la méthode de recherche-création que nous mettons en œuvre avec les chercheurs impliqués dans cette coopération scientifique entre l’Université de Paris 8, le Collège de France et le Conservatoire National des Arts et Métiers. Nous avons appelé notre approche techno-sociale parce qu’elle profite de la disponibilité et de la maturité de la technologie pour inventer leur socialisation par la création de contenus originaux, matérialisés par des expérimentations et des dispositifs techniques[11]. La préparation et la production sont interdisciplinaires, mais les objets qui en résultent sont transdisciplinaires, conduisant à de nouvelles utilisations dans des domaines innovants ou classiques. L’originalité, assumée par les responsables de ce projet, est de combiner la recherche et l’enseignement, y compris les étudiants de différents niveaux, et d’expérimenter itérativement différentes situations avec le public pour faire des avancées théoriques.

A derivative of the experimental installation may be useful for diagnosis or even remediation of cognitive deficits in pathological identity or visuo-spatial functions, as well as for training in weightlessness situations or humanoid tele-robotics. The public installation, beyond the reflexive experience and the technical relationship will be proposed in technology exhibitions and could also lead to adaptations in the field of entertainment or in popular science venues such as the Futuroscope or the Museum of Science and Industry in Paris.

Trad. : Un dérivé de l’installation expérimentale serait utile pour le diagnostic, voire la remédiation des déficits cognitifs de l’identité pathologique ou des fonctions visuo-spatiales, ainsi que pour l’entraînement en apesanteur ou en télé-robotique humanoïde. L’installation publique, au-delà de l’expérience réflexive et de la relation technique, sera proposée dans des expositions technologiques et pourrait également conduire à des adaptations dans le domaine du divertissement ou dans des lieux de vulgarisation scientifique tels que le Futuroscope ou la Cité des Sciences et de l’Industrie à Paris.

4. References

[1] Perény, E., « Immersion avatariale : Figurations co-opérables et visions habitées en situation de bilocation par externalisation de soi » Dans A. Bernard, (dir.), Immersivité de l’Art, Paris, Editions de l’Harmattan, 2015.

[2] Furlanetto, T., Bertone, C, Becchio, C., The bilocated mind: new perspectives on self-localization and self-identification, Frontiers in Human Neuroscience, 7, 71. 2013.

[3] Perény, E., Images interactives et jeu vidéo : de l’interface iconique à l’avatar numérique. Éditions Questions théoriques, Collection Lecture>Play, 2013.

[4] Amato, E. A., Perény, E., (dirs.), Les avatars jouables des mondes numériques. Théories, terrains et témoignages de pratiques interactives, Paris, Hermès Lavoisier, 2013.

[5] Amato, E. A. Pour une théorie unificatrice du jeu vidéo : la modèle analytique de la co-instanciation. Dossier : Le virtuel pour quoi faire ? Regards croisés, Psychologie clinique, 2014/1 (N°37), 52-66.

[6] Perény, E., Amato, E. A. L’heuristique de l’avatar : polarités et fondamentaux des hypermédias et des cybermédias, Revue des Interactions Humaines Médiatisées Vol 11-N°1 2010 : 87-115.

[7] Jorland, G., Bret, M., Tramus, MH., Berthoz, A. Walking on a line: a motor paradigm using rotation and reflection symmetry to study mental body transformations. Brain and Cognition. 2009; 70(2):191-200.

[8] Olivé, I., Berthoz, A. Combined Induction of Rubber-Hand Illusion and Out-of-Body Experiences. Frontiers in Psychology. 3: 128, 2012.

[9] Thirioux B., Mercier MR., Blanke O., Berthoz, A. The cognitive and neural time course of empathy and sympathy: a neuroimaging study on self-other interaction. Neuroscience. 2014 May 16; 267:286-306.

[10] Berthoz, A., Jorland, G. L’empathie. Paris, Éditions Odile Jacob, 2004.

5. Le premier article de processus et résultats (domaine SIC)

AMATO, É., PERÉNY, É. & BERTHOZ, A. (2017). Une étude de l’immersion avatariale à l’œuvre dans les médias cybernétiques (jeux vidéo, réalité virtuelle) grâce au design d’une « hyper-expérience » de bi-localisation. in LELEU-MERVIEL, S. & Al. (Eds) Le numérique à l’ère des designs, de l’hypertexte à l’hyper-expérience, Conférence H2PTM’17. ISTE Editions, p.3-19.

Article reproduit en raison de sa numérisation et mis en accès libre en ligne par google scholar. S’y reporter pour la citation des numéros de page.

Une étude de l’immersion avatariale à l’œuvre dans les médias cybernétiques (jeux vidéo, réalité virtuelle) grâce au design d’une « hyper-expérience » de bi-localisation

Étienne Armand Amato, Laboratoire DICEN–IDF (EA 7339), UPEM/IFIS

Étienne Perény, IDEFI-CréaTIC, Université Paris 8

Alain Berthoz, équipe en nom propre, Collège de France

RÉSUMÉ. Cet article explique la mise au point et l’exploitation d’un dispositif expérimental scientifique offrant à son utilisateur une expérience de vol vécue à travers un casque immersif le montrant en train de planer dans un monde virtuel. Il a pour objectif de comprendre quels sont les mécanismes technologiques et humains à l’œuvre quand on s’identifie à un avatar vu à la troisième personne. Les choix d’un design minimaliste définissant une situation expérimentale et reproductible de bi-localisation sont expliqués, en relation avec les problématiques et hypothèses multi-disciplinaires associant Sciences de l’Information et de la Communication, Design médias et d’interaction, Neurophysiologie et Réalité Virtuelle. Enfin, deux vagues de résultats obtenus par questionnaires, portant respectivement sur 43 sujets-tests et 91 festivaliers, démontrent en quoi ces données et cette méthodologie confirment la pertinence du cadre théorique d’ensemble qui a présidé à la conception d’une « hyper-expérience » répondant à une définition consistante.

ABSTRACT. This article explains the development and exploitation of a scientific experimental device offering to the user a flying experience through an immersive helmet showing him hovering in a virtual world. It aims to understand the technological and human mechanisms at work when identifying with an avatar seen in the third person. The choices of a minimalist design defining an experimental and reproducible situation of bi-location are explained, in relation to the multidisciplinary problems and hypotheses associating Information Sciences and Communication, Design, Neurophysiology and Virtual Reality. Finally, two waves of results obtained by questionnaires, covering respectively 43 test subjects and 91 festival-goers, will be given to argue how this data and this methodology confirm the relevance of the overall theoretical framework that led to the design of a Hyper-experience « meeting a consistent definition.

MOTS-CLÉS : Avatar ; immersion ; corps, interactivité ; bilocation ; cybermédia ; hypermédia, jeu vidéo ; dispositif ; installation ; design ; tests ; expérience utilisateur (UX),simulation.

KEYWORDS: Avatar ; immersion ; corps, interactivity ; bilocation ; cybermédia ; hypermedia, video game ; apparatus ; installation ; design ; tests ; user experience, simulation.

1. L’avatar à la troisième personne : un cas générique des pratiques immersives

    Pour étudier les pratiques immersives en passant par un avatar, un cas particulier, mais typique a été retenu : celui où le pratiquant de jeu vidéo bénéficie d’un protagoniste placé au centre de l’image, visualisé de dos grâce à un point de vue arrière aligné dans son axe et légèrement en surplomb. Dès lors, le joueur s’affaire à diriger son corps médiatique pour lui ordonner des actions en fonction des défis rencontrés dans l’environnement fictionnel mis en images. Cette situation pragmatique bien documentée existe à large échelle, avec des millions d’utilisateurs de jeux vidéo « solo » (aventure, RPG), en réseau (FPS, etc.) ou persistants (MMORPG), et même en deçà du strict régime vidéoludique dans les métavers à la Second Life, chats 3D ou Réalités Virtuelles utilitaires. Elle paraît en cela paradigmatique d’une forme immersive dans laquelle le sujet réalise ce que nous appelons « une identification dorsale » à son personnage consistant à changer de référentiel spatial en continuité corporelle, par simple translation (Aïté et al., 2014). Plutôt que trouver le plus petit dénominateur commun à toutes ces configurations, dont la variabilité est grande selon les interfaces et périphériques (manettes, claviers, pad, capteurs), notre parti-pris a été de décomposer la structure fonctionnelle, d’y repérer les ressorts médiatiques en lien avec nos théorisations et hypothèses (cf. § 4.), puis de réaliser grâce à un « design par l’épure » (cf. §. 3) un dispositif qualifiable d’hyper-expérience. Pour clarifier ce dont il s’agit, voici d’abord ce qu’expérimente le sujet dans notre dispositif.

2. L’expérience offerte à l’utilisateur

  En début de session, mis debout face à un rideau vert, il revêt un casque de visualisation avec consigne de rester immobile. Quand s’activent les écrans devant ses yeux, il voit jusqu’à l’horizon un vaste paysage désertique en images de synthèse : un sol violet et un ciel nuageux rougeoyant, le bruit du vent et quelques, consignes orales enregistrées. Soudain, son corps parfaitement détouré apparaît au centre de cet environnement. Le moindre mouvement lui confirme qu’il a bien affaire en temps réel à sa propre image vidéo mobile. Il se trouve ainsi positionné tel un avatar 3D vu de dos à la troisième personne. La consigne est alors d’écarter les bras. S’exécutant, son corps se met en lévitation et s’élève pour se stabiliser au-dessus du sol. Puis, l’image du sujet s’incline suite à une légère bascule vers l’avant, ce qui déclenche le défilement du paysage autour de lui.

Illust. 1. Situation du sujet équipé, avec sa vision restituée à l’écran de supervision.

Le vol étant engagé, il découvre vite orienter sa trajectoire vers la droite ou vers la gauche en balançant de part et d’autre ses bras horizontalement alignés. Après un temps de vol libre pour apprécier les sensations, se produit une déformation du sol : un vaste massif montagneux émerge au loin devant lui, se rapprochant inéluctablement, car impossible à contourner. Limité à une certaine altitude, il en vient à devoir se faufiler le long d’un canyon aux parois proches, ce qui l’amène à bien contrôler le vol pour ne pas risquer de les heurter. Durant cette épreuve, la caméra se rapproche de son corps jusqu’à n’en cadrer que le haut, en « plan américain » de dos. Si la paroi est touchée, l’avatar vidéo humain est remplacé par un avatar de synthèse schématique et bleu. Avant de sortir du défilé montagneux, le cadrage initial revient, suivi du survol libre de la plaine monotone. Mais, insensiblement, des points émergent au loin : des météorites foncent droit sur lui. Il peut les éviter en manœuvrant rapidement, mais s’il les percute, là encore un avatar bleu de synthèse se substitue à son image incrustée. Plusieurs vagues rapprochées de ces bolides mettent en tension l’utilisateur. Après cette épreuve, et un dernier vol libre, ce monde inconnu s’efface pour laisser place au fond vert du rideau d’incrustation vidéo, avec toujours l’image vidéo l’utilisateur qui n’a plus d’action à mener, faute de décor. Une dernière consigne l’invite à se retourner pour se voir enfin de face, tout équipé et casqué.

3. Un « design de dispositif » médiatique par l’épure

Expliquons maintenant la logique et les choix de conception à chaque niveau médiatique et technologique.

3.1. Design du monde numérique

Là où l’image figurative des mondes numériques immersifs est détaillée et très référée pour immerger par la signification et fournir des invites à l’action (affordance), nous avons opté à l’inverse pour un paysage simplifié et neutre, avec un style toutefois réaliste (sol rocheux et ciel atmosphérique), sorte de milieu planétaire non terrien, minimaliste et très peu signifiant. Cette pauvreté environnementale offre l’avantage de réduire les possibilités d’interprétation et de projection imaginaires, pour empêcher des appropriations culturelles ou fictionnelles trop rapides et faciles.

3.2. Design de l’avatar jouable

Habituellement, l’avatar est un être singulier et à forte teneur identitaire, avec une personnalité propre à laquelle s’identifier pour la faire évoluer. Cette altérité consubstantielle a été supprimée par le simple fait de mettre le sujet lui-même en lieu et place de l’avatar fictionnel. Une telle substitution évite la classique identification à un tiers de sorte à imposer au sujet de se vivre littéralement comme son propre avatar, en mettant en jeu un phénomène médiatiquement bien connu, celui de l’autoscopie qui donne à se voir soi-même via un média visuel (Piryankova 2015). Ce parti-pris consiste, en quelque sorte, à prendre au mot les sujets experts des jeux vidéo qui disent « je » à propos de leur personnage joué. En outre, parce que le sujet est restitué en temps réel par une image vidéo de son corps filmé et incrusté dans le monde 3D, nous éliminons tous les algorithmes corporels (cinétiques, gestes, démarches) et les modèles comportementaux (réactions et tendances, réflexes et automatismes) qui fondent la semi-automaticité des avatars numériques, toujours contrôlés à la fois par le programme et par leur pilote humain. Au passage, en supprimant cette part technique de l’avatar, on évite le côté laborieux de l’apprentissage nécessaire pour maîtriser un corps iconique animé et interactif.

3.3. Design de l’activité expérimentée

Pour le coup, la seule activité proposée est simple et facile à réaliser, bien qu’elle soit tout à fait extra-ordinaire. Après la brève lévitation, il s’agit de survoler un paysage. Le choix du vol se justifie par son universalité anthropologique, toutes les cultures s’y référant dans leurs mythes ou spiritualité, et en raison de son large écho à des vécus intimes (rêves, états de conscience modifiée, imagination). En outre, cette activité est très mobilisante, tout en interdisant les habituelles interactions transformatrices de l’environnement : pas de construction, destruction, manipulation, ni autres modifications des éléments du monde, juste une gestion de la trajectoire et des distances. Cela supprime aussi tout contact personnage-milieu, aspect perceptible lors des deux épreuves d’évitement : le canyon et les météorites. Dernier point, si l’activité de vol libre est ludique et aventureuse, ou semble avoir un enjeu de survie avec le risque de chute, il n’y a pas vraiment ici de mécaniques ludiques (Genvo 2009), même le fait de rester à distance des obstacles ne constituant pas une boucle vidéoludique avec échec et réussite. Tout ceci évite d’embrayer les réflexes des joueurs experts et permet d’étudier le niveau infra-ludique de « l’immersion avatariale » (Pereny 2015).

3.4. Design de l’interfaçage de contrôle

Au niveau de l’interfaçage du contrôle, à la fois de l’avatar et de son monde, la configuration demeure basique, avec juste ce balancement des bras qui donne au sujet une prise sur sa navigation et sur l’exploration de l’univers. Il en résulte un ensemble qui devient facile et rapide à appréhender, sans autre pré-requis. La forme de contrôle est continue et se base sur un état de couplage permanent et quasi-passif : il suffit pour agir de quelques variations posturales intermittentes, là encore bien loin de la sophistication des commandes et des riches répertoires d’actions possibles développés par les jeux vidéo.

3.5. Design de la configuration matérielle et du système de visualisation

La configuration matérielle (set-up) rassemble des composants simples : le capteur (Kinect 2), le casque (Sony HMZ wifi) d’une génération technique aujourd’hui abordable, à travers un logiciel générateur de simulations 3DTR interactives (Unity 5.x) qui peut hybrider diverses logiques médiatiques. Ici, il intègre et synchronise le classique procédé d’incrustation vidéo à la capture analogique des mouvements par la Kinect, tout en actualisant l’environnement programmé de synthèse. Du côté de l’affichage nous avons opté pour un visiocasque conçu pour voir des films de bonne définition en 16/9, et non pour un casque RV exacerbant la sensation d’immersion par un large champ de vision (Fuchs 2016). Ainsi, cela reste compatible avec notre classique situation d’immersion avatariale de référence, où le joueur regarde sur l’écran une image bordée d’un cadre. Il s’agit ce faisant de recourir à des technologies légères parvenues à une maturité suffisante pour être appropriables, tout en générant une image de qualité proche des habitudes audiovisuelles.

3.6. Design de la mesure du comportement et choix des variables physiologiques

  L’enjeu est d’évaluer ensemble les variables comportementales et physiologiques relatives au sujet. En plus de filmer, la Kinect mesure les mouvements du corps, alors qu’une plateforme de force, la Wii board restitue le centre de pression, le tout rendant compte de la dynamique posturale. Tandis que des capteurs d’électromyographie mesurent l’activité des groupes musculaires impliqués dans le maintien de la posture ou les mouvements, deux autres capteurs (fréquence cardiaque et rythme respiratoire) fournissent des données sur l’état émotionnel du sujet. Un logiciel d’intégration de ces données, dit player, permet la revisualisation simultanée sur un écran unique de toutes ces variables en temps réel, avec l’image enregistrée de l’avatar de soi en train de voler. Toutes ses synchronisations offrent une possibilité rare, celle de revisionner une session, pour analyse et extraction des données (pour un traitement ultérieur dans Matlab) avec l’activité filmée, ouvrant à une auto-confrontation des sujets dans le cadre d’entretiens d’explicitation.

Illust. 2. Le poste et la version « player » pour revisionner les données synchronisées.

Tous ces choix de conception découlent des hypothèses scientifiques mises en commun entre plusieurs disciplines et courants de pensées. Voici la dynamique scientifique, tant sur le plan épistémologique que méthodologique, qui a guidé cette épure aboutissant à ce dispositif atypique, fondé sur l’idée originale[64] d’incruster en vidéo un sujet volant en autoscopie, dans un monde virtuel minimaliste.

4. Des problématiques de recherche comme contraintes devenues ressources

  Un dialogue entamé en 2013 entre les chercheurs de trois disciplines[65] a conduit à imaginer cette expérimentation paradigmatique embrayant sur diverses situations interactives typiques. Ici, les enjeux et contraintes de recherche propres à chacune se sont faites ressources et cadre d’action les uns pour les autres, afin de construire un objet trans-disciplinaire appropriable et partageable par toutes les parties prenantes.

4.1. Enjeux des arts, des technologies et du design de l’image interactive

  Il s’agissait d’interroger un aspect particulier du rapport à ces mondes numériques en se focalisant (a) sur leur caractère iconique, (Perény, 2013) (b) sur cet autre soi spéculaire, et (c) sur les couplages par l’image avec les commandes d’un système cybernétique en fonction de l’activité proposée. Il fallait rendre saillants ces trois aspects à travers une action in situ particulièrement engageante amplifiant une présence directe du sujet dans et par l’image (Couchot,1988). L’enjeu consistait à mieux caractériser ces images devenues espaces habitables et théâtre d’action (Gunzel, 2008), ainsi que de saisir les ressorts fondamentaux des dispositifs d’imagerie interactive proposant une immersion avatariale (Perény, 2015), allant du jeu vidéo à la réalité virtuelle. L’hypothèse est que se focaliser sur le sentiment de présence (Nannipieri, 2017) et sur l’agentivité[66] en situation de bi-location (Bonfils, 2015), autrement dit de double localisation (Furlanetto et al., 2013) rendrait observable ce mode d’expérience avatariale immersive. En design, il s’agissait aussi d’appliquer la philosophie des techniques de Gilbert Simondon (1969) en rendant tangible la part humaine de la technique, par la suppression de la qualité informatique de l’avatar obtenu grâce à l’avatar autoscopique « vidéo ». Le but : déstabiliser des sujets « experts » tout en favorisant un accès direct aux novices de l’immersion, afin de révéler les réalités et subjectivités à l’œuvre.

4.2. Les études médiatiques de fond en communication sur les jeux vidéo

  La déconstruction des métaphores de l’immersion et de l’incarnation habituelle appliquées à l’avatar, a conduit à les réinterpréter comme « télé(trans)portation » et « instanciation » d’une variante d’un modèle informatique (Amato, 2014). Il se trouve que dans le domaine des jeux vidéo, la situation est très complexe, car les différentes « corporéités » repérables (vision située, personnages, pointeurs) se distribuent non seulement des deux côtés de l’écran, mais aussi sur l’écran, qui devient outre une fenêtre, une console de supervision et de commande. De plus en plus, tous les points de vue, de la 1ère à la 3ème personne, peuvent être convoqués à des fins utilitaires ou narratives. Alors que les études vidéoludiques étaient mobilisées pour définir un appareil théorique permettant l’analyse d’œuvres (Barboza & Weissberg 2006, Genvo 2009), la société s’inquiétait de statuer sur l’attachement médiatique excessif, voire addictif (Arsenault & Picard, 2008) causée par une « existence avatariale » (Pereny, 2015) et par des mondes imaginaires opposés au monde réel. Pour échapper à ces deux préoccupations, il fallait trouver une nouvelle méthode identifiant les ressorts basiques et primordiaux qui structurent les « habitus » et réflexes sous-jacents, bien en deçà des « gameplay » attractifs et des objectifs héroïques. L’idée directrice est que les modalités d’incorporation et d’assimilation subjectives vécues à travers des avatars pourraient être objectivées, par des questionnaires et entretiens, et que les transformations psycho-corporelles qu’éprouvent des sujets transportés au cœur des médias interactifs seraient mesurées et étudiées expérimentalement (Lambrey et ali, 2012).

4.3. Les bases neurales et cognitives de la constitution du corps propre et du double

  L’utilisation d’avatars virtuels aide à comprendre certains aspects du fonctionnement cérébral et, réciproquement, à mieux saisir et expliquer les perceptions et comportements à l’œuvre dans les mondes virtuels. Nous savons que le cerveau humain dispose d’une représentation du corps humain appelée « Schéma corporel », souvent distinct d’un autre mécanisme, « l’Image du Corps » (Jannerod, 2010). Il existe, depuis les travaux pionniers de Wilder Penfield (1891-1976), une vaste littérature de neurologie, de neuropsychologie et d’imagerie cérébrale, décrivant les fonctions et aussi les manifestations pathologiques de ce schéma corporel. Le fait que nous ayons dans notre cerveau un double de nous-mêmes est d’ailleurs bien mis en évidence par le rêve, ou encore par les sensations de « membres fantômes » des amputés. Les mêmes « aires spécialisées » du cerveau, comme le cortex pariéto-temporal, sont impliquées de façon privilégiée, tant dans la fusion multisensorielle que dans la construction de ce schéma du corps (Olivé, Berthoz, 2012). Il en va de même pour les relations qu’entretient le corps avec l’espace et la gravité, qui est l’une des fonctions du système vestibulaire. Des données de neuropsychologie décrivent le rôle de ces aires dans les phénomènes cliniques de dédoublement des sujets (autoscopie, héautoscopie et sortie du corps) (Blanke, 2004), lesquels sont souvent étudiés aujourd’hui par les neurologues grâce à des technologies directement issues du domaine de la Réalité Virtuelle.

Enfin, il a été démontré que ces aires sont aussi impliquées dans la « relation avec autrui et l’empathie » (Thiroux et al., 2014) en lien avec les capacités d’identification et de projection du corps. D’ailleurs, sur le plan du fonctionnement cérébral, il semble qu’une relation spécifique associe la perception du corps propre, l’orientation spatiale et la navigation. Un nouveau paradigme les réarticulant au sein d’un dispositif d’expérimentation et de mesures de paramètres physiologiques pourrait produire une objectivation des effets subjectifs par l’analyse des données posturales et physiologiques. S’il était scientifiquement validé, ce paradigme serait alors mobilisable pour le diagnostic ou la remédiation de maladies neurologiques ou psychiatriques, sachant qu’avatar et « serious games » sont déjà utilisés en clinique. Enfin, un tel paradigme possède un autre volet important : la situation de double réalité perçue (être debout dans la salle expérimentale et se percevoir en même temps en train de voler) induit un conflit sensoriel entre, d’une part la vision qui indique un déplacement, et d’autre part, le système vestibulaire et la proprioception qui ne signalent aucun mouvement. Cela pose chez le sujet un problème d’interprétation et de décision perceptive largement étudié (Berthoz, 2013), mais repris à nouveaux frais avec ce dispositif.

5. Les deux vagues de tests d’expérience utilisateurs : contextes et résultats

5.1. Méthodologie de production agile, émergente et récursive

  Sur la base de tels enjeux de recherche, la méthodologie de production de type agile a alterné des phases de réflexion, de tests, de développement intensif de type « jam », avec une amélioration itérative pour passer de la maquette virtuelle à sa version opérationnelle, en passant du stade alpha vers le bêta puis au prototype. Chaque mise en œuvre a servi la réflexion et a validé des niveaux de finalisation, respectant l’épure générale. Ainsi, une jam a non seulement permis de finaliser en bêta la version principale, mais de mettre au point deux autres variantes au stade alpha dérivées du vol. L’une propose de surfer dans les airs sur une planche propulsée, l’autre de flotter en apesanteur dans la Station Spatiale Internationale jusqu’à vivre une sortie extra-véhiculaire en scaphandre au-dessus de la Terre.

5.2. Le résultat des tests UX à Futur en Seine 2015 : une objectivation déclarative

  Durant le festival Futur en Seine[67] 2015 au CNAM de Paris, 43 sujets ont testé dans des conditions homogènes et contrôlées, en marge du festival, dans une salle aménagée pour l’occasion. Après une première preuve de concept en 2014, il fallait en confirmer les principes et hypothèses, ainsi que l’efficience de nos choix de design (graphisme, scénarios, interfaces, etc.). Pour cela, 26 hommes et 17 femmes ont pu participer à des tests d’expérience utilisateur (UX) et répondre à un questionnaire détaillé, avec questions fermées et ouvertes. La proportion relativement équilibrée des profils fait qu’il s’agit d’un échantillon différencié et mixte, en termes de genres, âges, expertises et base d’expériences en rapport avec le vécu produit par l’installation.

L’impression de voler à l’horizontale a paru relativement convaincante à plus de la moitié des testeurs (4 oui et 18 plutôt contre 11 un peu et 10 pas du tout). Pour une majorité, la bascule engageant ce vol aurait contribué à une meilleure implication dans l’expérience (oui : 12 & plutôt : 16 contre un peu : 6 & non : 9). Une légère majorité des sujets s’est sentie franchement (8) ou plutôt (15) surprise au fil des différents moments organisés par le scénario.

Concernant la double localisation (bilocation), 21 sujets déclarent qu’ils n’avaient pas ; ou peu pour 11 autres ; oublié d’être toujours debout alors même qu’ils se voyaient inclinés, à l’exception de 5 oui et 6 plutôt. Cela pourrait être rapproché du fait que très peu ont ressenti un vertige (3 oui et 2 plutôt, contre 6 un peu et 31 non), ou des pertes d’équilibres (2 oui et 2 plutôt), tout en sachant que seuls 6 sujets déclaraient souffrir habituellement du vertige. Pour en revenir à la sensation de vol[68], elle semble avoir été obtenue en raison des termes utilisés pour la qualifier : liberté (17), bien-être/plaisir/agrément (12), flottement et/ou légèreté (11), vitesse et/ou accélération (7), dangerosité et/ou prise de risques (7), avec sensations corporelles (chute, vide) (6), du vent et/ou retour de force (5), aisance/facilité (4), contrôle/maîtrise (4), immersion (4), d’exploration (4), de l’excitation (3) et de l’extraordinaire (3), certains signalant à la marge une extension du champ visuel (3), un changement de perspective (2), des vertiges (2) et des impressions fortes (2).

Le design d’environnement a été validé, sur le versant de son faible niveau d’interaction ; une petite majorité considérant que le « monde n’a pas ou peu réagi en fonction de son activité », (oui : 8 ; plutôt : 12 ; un peu : 10 ; non : 13) ; et sur celui de son niveau de sûreté/dangerosité, jugé à proportion égale neutre (15) plus ou moins sûr (13) ou hostile (15).

Quant à l’avatar et à son pilotage, une bonne majorité s’est sentie en phase avec lui (oui : 8 ; plutôt : 17 ; un peu : 11 ; non : 2 sur 39 sujets) et a pu « facilement maîtriser le système de contrôle permettant de se diriger » (oui : 17 ; plutôt : 16 ; un peu : 7 ; non : 1, NSP : 1). Le fait d’être représenté par un avatar vidéo les a mieux « engagé dans l’expérience » (oui : 15 ; plutôt : 16 versus ; un peu : 5 ; non : 6), tandis que le fait de « se voir de dos en action » leur a paru davantage impliquant (oui : 13 & plutôt : 14 versus un peu : 11 & non : 4, NSP : 1). Quant au cas particulier de la collision, qui remplace l ’« avatar vidéo » par un avatar de synthèse bleu, son impact sur « le sentiment de présence au monde » a départagé les sujets de manière bien équi-distribuée (17 + ou – oui versus 18 +ou – non).

En réponse libre, l’avatar vidéo a suscité une expérience surprenante (11) et plaisante (11), de liberté (11), une projection/identification (9), une sensation de vol (8), d’évasion/aventure (5), d’immersion (5), de découverte/apprentissage (5) à la fois excitante (4) et ludique (4), avec une maîtrise du corps (4) et une réflexion/représentation des mouvements (4), dans un monde irréaliste (3) pour une situation elle-même irréaliste (2), nouvelle (3) et intéressante (3), mais pour certains pas assez immersive (3), trop courte (2), frustrante (2), fatigante (2), contraignante (2), avec sensations/réactions corporelles (2) et souhaits d’amélioration (2) [69].

Quant au fait se voir de dos, sont mentionnés un effet surprenant et étrange (18), une distance envers soi et le monde (10), une dépersonnalisation et dissociation (7) jusqu’à l’idée d’être une marionnette de soi (2), d’avoir un contrôle de soi (6) par un avatar double de soi (5), ce qui produit une expérience intéressante/intrigante (6), ludique (5), anormale/onirique (5), plaisante (4), apaisante (3) suscitant la curiosité (3) et une impression de liberté (3) et d’apesanteur (2), à moins qu’elle n’apparaisse a contrario désagréable (5) ou angoissante (5).

Toujours en question ouverte, le fait de s’observer soi-même agir est quant à lui qualifié de surprenant/perturbant/étrange (12) pour une expérience nouvelle/inhabituelle (7) qui réalise une distanciation de soi par le point de vue (7), pouvant être plaisante (5), immersive (3 ), apprenante (3), projective/identificatrice avec l’avatar (3), dissociante/dépersonnalisante (3), onirique/irréaliste (2), intéressante (2) avec un contrôle facile (2) et une vision de dos (2) [70].

Pour conclure, les testeurs disent avoir été marqués par l’expérience de vol (13), la nature de l’environnement (11), le point de vue (10) et la vision de soi-même (6) ou de dos (5), ainsi que par les réactions et le contrôle de l’avatar (7+6). À l’issue de cette validation globale de l’UX, les couleurs du paysage et du ciel ont été améliorées, tandis que la finalisation du logiciel en poste scientifique s’est poursuivie par une meilleure intégration des capteurs. La discussion autour des résultats obtenus a aussi permis de mieux formuler une configuration paradigmatique vraiment répétable, déclinable et protocolisable.

5.3. Résultats d’une démonstration grand public à Laval Virtual 2016

  Le dispositif a pu être mis en accès public sous la forme d’un stand[71] au sein du salon technologique Laval Virtual du 23 au 27 mars 2016. Tandis qu’un poster publié exposait les avancées scientifiques, trois jours de rencontre avec les professionnels de divers secteurs a permis de le tester et d’en envisager les applications, et deux jours « grand public » ont donné un statut d’ « attraction médiatique » à notre installation interactive, renforcée par un écran affichant pour tous ce que voyait le sujet de l’expérience en cours.

Le recours à une anthropologue et à un psychologue a pu combiner deux modes d’observation, le premier libre et ethnographique et le second cadré par questionnaires. En continuité des tests UX déjà faits, il interrogeait l’impression de vol, le plaisir ressenti, le niveau de contrôle, l’autoscopie, la vision dorsale et la perception temporelle, avec possibilités de commentaires. Sur plus de 200 sujets passés, 91 personnes ont été interviewées (53 sur les 3 jours professionnels, 38 sur 2 jours publics) et forment là encore un échantillon différencié en termes d’âge, de genre et d’expertise.

Concernant « l’impression de voler », 34 sujets l’ont eu, alors que 26 autres ne l’ont pas ou peu ressentie, tandis que 31 ne tranchent pas (codage 3 sur une échelle de Likert à 5 crans). Il faut signaler que le contexte sonore (bruits) et lumineux (soleil, éclairages) a parasité les conditions d’isolement et d’incrustation, alors que les nombreuses démos RV du salon prédisposaient à la recherche d’une expérience plus spectaculaire et sophistiquée. Malgré tout, l’expérience a très majoritairement été jugée plaisante (55), quoique neutre pour 28 sujets et désagréable pour 7 autres. La sensation de contrôle a été jugée bonne par 55 sujets, contre 9 insatisfaits et 21 neutres. Concernant le gain d’engagement produit par le fait de se voir de dos, les avis sont également partagés : 37 le confirment (9 tout à fait ou 28 plutôt d’accord) contre 36 sujets (16 pas du tout + 20 peu), avec16 neutres. Quant à l’effet immersif de se voir soi-même, les sujets sont plus nombreux à être en total (22) ou relatif (18) désaccord, qu’en total (9) ou relatif (22) accord, avec 23 indécis.

Quelques remarques à ce sujet. D’abord, plusieurs dialogues et commentaires libres ont montré que l’incrustation d’une image vidéo réaliste de soi est inattendue, car exceptionnelle en Réalité Virtuelle, et qu’elle suscite une forte attente de fidélité et de rendu visuel. Ensuite, cet effet distanciant de devenir l’avatar de soi-même tranche avec les résultats de Futur en Seine meilleurs sur ce point. Cela invite à corréler le profil de la personne (novice ou expert) avec les avis pour saisir mieux habitus et attentes. Et ainsi, comprendre pourquoi ces phénomènes réflexifs, aussi bien hyper-immersifs que contre-immersifs, vont au-delà des réactions classiques comme le montrent ces 3 verbatims : a) « C’était bizarre ! Une impression de ne pas être dans son corps et du coup on se pose plein de questions ! Du coup on n’est pas dedans, on n’est pas dans l’expérience ! » ; b) C’est « comme s’il y avait un deuxième personnage, un deuxième moi ! » ; ou c) « Comme si j’étais une autre personne qui me regardait moi-même ».

Enfin, sur la perception temporelle, la durée moyenne a bien été évaluée par 56 sujets, mais minorée par 8, tandis que 22 l’ont exagérée (sachant que 3 ont enlevé le casque avant la fin) confirmant une certaine dilation temporelle subjective en cas d’immersion.

5.4. Comparaison entre les contextes et publics d’expérimentation

  L’interprétation des deux vagues de résultats doit tenir compte des effets de contexte et des modalités de passation des sujets, la première en situation privée, avec personnes sélectionnées, rendez-vous dans un milieu protocolaire contrôlé, la seconde en accès libre au milieu d’une offre foisonnante et devant d’autres spectateurs faisant la queue pour passer. Ces deux mises en œuvre et en situation ont concrétisé l’un de nos objectifs, celui de réaliser avec un même scénario d’une part un poste scientifique, d’autre part une installation attractive. La qualité et cohérence des résultats de Futur en Seine 2015 fait contraste avec la diversité des avis et leur équidistribution sur une majorité de questions à Laval Virtual 2016. D’un côté, le poste de recherche favorise une étude « in vivo » de l’immersion avatariale et de la bilocation, heuristique même sans mesures physiologiques, les sujets parvenant à expliciter des vécus subjectifs.

Quant au stand de démonstration, une telle variété de résultats confirme la grande accessibilité et appropriabilité du dispositif, comme sa qualité projective, capable d’en faire un analyseur des pratiques, publics et imaginaires, ce que renforce le fort contraste entre notre minimalisme « low tech » et la sophistication des autres démos du salon relevant les défis et les promesses de l’innovation.

L’autre point de comparaison est interne à Laval Virtual, car nous avons aussi mis en expérimentation la variante « apesanteur » de notre paradigme, avec une visite de la Station Spatiale Internationale, suivie d’une sortie extra-véhiculaire. Cela confirme les effets attendus d’un scénario basé sur un référentiel documentaire réaliste, ici les missions contemporaines dans l’espace. Les sujets se projettent et commentent mieux, beaucoup évoquant au cours d’interviews vidéo un sentiment de flottement en apesanteur, ainsi qu’une meilleure compréhension de l’autoscopie dorsale et de l’avatar vidéo, tout en axant leurs réflexions sur l’utilité du procédé et la richesse des applications potentielles (entraînement, loisir, etc.).

Enfin, dans tous les cas, relevons une forte propension des sujets à convoquer des expériences antérieures (parachute, plongée, surf) pour s’adapter à cette situation, ce qui a occasionné des remobilisations sensori-motrices et des souvenirs d’activité, ainsi que des résurgences d’éprouvés corporels marquants (chutes, blessures, etc.).

6. Conclusion « au-delà » des résultats : perspectives et retombées

  Les trois problématiques de recherche disciplinaire ont abouti à la production d’un cybermédia (Perény, Amato 2010) immersif à effet heuristique offrant de vivre à plus d’un titre une hyper-expérience à la fois fidèle et décalée. Se voir soi-même voler, surfer ou flotter dans un autre monde à travers un visiocasque a bien généré des sensations corporelles très nettes, mais variables en fonction des sujets et de leur passé. Cette configuration médiatique a produit des effets singuliers et d’une grande variabilité, grâce à ce procédé original basé sur la transposition analogique de l’image et des mouvements du corps du sujet. Il semble bien qu’il en résulte une double identification, d’une part à soi-même et d’autre part à l’activité. La combinaison de l’autoscopie, de l’identification dorsale et du contrôle corporel semble bien produire en très peu de temps la forte immersion attendue. Cela provoque même parfois certains des effets excessifs, et par là « hyper », pressentis, mais dont les fondements restent à élucider : impression de dédoublement de soi, de sortir de soi ou d’être réduit à une simple marionnette (Andrieu, 2010). Quant aux initiatives limitées de l’avatar vidéo, de par la faible interaction avec le milieu, elles produisent une surfocalisation d’attention sur l’avatar, et une forte agentivité corporelle pouvant expliquer la fascination identitaire et le centrage visuel sur son double iconique, au point de produire parfois une impression d’élargissement du champ visuel.

Par ailleurs et au-delà du dépouillement des données, nous avons fini par prendre conscience que la marque la plus frappante de l’efficacité de ce dispositif de recherche est que personne n’a eu l’impression d’être le repère central et stable de l’image interactive qu’il était seulement en train de manœuvrer, avec les mouvements de ses bras. Le mécanisme d’illusion perceptive qui semble ici à l’œuvre est bien celui de la vection, laquelle induit chez une personne immobile une sensation de déplacement de son propre corps, comme quand un train à l’arrêt nous semble démarrer du seul fait d’en voir un autre passer devant la fenêtre du compartiment. Si on rajoute à cela le fait que les sujets se sentent bel et bien voler alors qu’ils sont debout dans le référentiel de départ, nous parvenons à toucher le cœur d’une problématique concernant la bilocation du sujet au sein des médias ubiquitaires (Aspell, Blanke, 2009). Notons que ces derniers sont réputés téléporter les sujets d’un espace à un autre à la manière du saut hyper-spatial, selon une acception du préfixe « hyper » inventée par la science-fiction et dont les hypermédias bénéficient avec l’effet des hyperliens suite à clic.

Le caractère « hyper-disciplinaire » d’un dispositif appropriable et pouvant servir plusieurs domaines de recherches distinctes se trouver confirmé. En effet, il a ou il va autoriser diverses études expérimentales, à savoir a) dans le domaine de la vision, des comparaisons entre visualisation mono et stéréoscopique au sein de laboratoire Paragraphe ; b) dans le champ de la Réalité Virtuelle, des mesures de l’impact du point de vue (Gorisse et al., 2017) et des formes d’avatar (de synthèse, à l’image ou non du sujet) et c) en neurophysiologie, un protocole inédit va permettre l’étude du conflit sensori-moteur et la propension du cerveau à attribuer prioritairement sa propre localisation à un des lieux, ou encore à la partager entre plusieurs référentiels, tout en caractérisant les diverses stratégies physiologiques et cognitives à l’œuvre.

7. Remerciements et mentions spéciales

Un remerciement tout particulier au soutien apporté au projet par l’IDEFI CréaTIC et sa directrice Ghislaine Azémard, par le Collège de France et monsieur Mohamed Zaoui, responsable du Plateau Marey, de l’équipe d’Alain Berthoz, ainsi qu’au projet Confluence de l’HESAM sur 2015-2016 « avatar immersif en réalité simulée », soutenu par Manuel Zacklad, directeur du laboratoire DICEN-IDF. Hommage à Louise Merzeau, professeure des Universités et spécialiste des identités numériques qui a encouragé notre démarche originale. Enfin, mentionnons les mastérants et doctorants venus contribuer au projet, Geoffrey Gorisse, Alexis Souchet, Charles Hernoux, ainsi que le spécialiste en informatique Nicolas Galinotti. L’équipe Présence et Innovation du laboratoire Lampa, ENSAM Paris Tech, dirigée par Simon Richir, directeur scientifique du salon technologique Laval Virtual s’est engagé à nos côtés, pour rendre possible des tests en situation publique et professionnelle. L’Institut des Hautes Études pour la Science et la Technologie a pu aussi conduire des visites ciblées, d’où résulte le rapport : « Les masques immersifs : entre anciennes promesses et nouveaux usages », promotion Germaine Tillion 2016[72].

Quant aux suites du projet, la collaboration avec le Centre National d’Études Spatiales dans le cadre d’un contrat exploratoire 2017-2018 ouvre à une étude prospective des champs d’application de l’autoscopie en réalité virtuelle pour les applications spatiales

8. Bibliographie

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[1]. À lire ici : http://www.omnsh.org/ressources/415/approche-structurelle-et-comprehensive-du-jeu-en-ligne-massif-et-persistant

[2]. À lire ici : https://docplayer.fr/16539268-Le-jeu-video-comme-dispositif-d-instanciation.html

[3]. À lire ici : http://europia.org/RIHM/V11N1/RIHM11(1-4)-Pereny-Amato.pdf

[4]. À lire sur : https://www.cairn.info/revue-communications-2011-1-page-29.htm

[5]. https://www.mei-info.com/wp-content/uploads/2015/03/MEI_34_05.pdf

[6]. À lire sur : https://www.unilim.fr/interfaces-numeriques/1315&file=1/

[7]. Extrait à lire sur : https://etin2016.sciencesconf.org/data/extrait_texte_Etienne_Pere_ny_pour_atelier_orinne_melin.pdf

[8]. A lire sur : https://sfsic2014.sciencesconf.org/30868/document

[9]. Dans les études au sens large concernant les TIC, cette notion de Bruno Latour (1997, 2009) commence à être convoquée pour être rapprochée de la nature des « objets transitionnels qui peuplent les espaces potentiels » (Belin, 1999), à propos des objets qui présentent une « autonomie » et qui « nous dépassent » en lien avec l’« habitacle » et l’« habitèle » (Boullier, 2004) ou encore, pour caractériser un objet technique « néo-magique » comme le téléphone portable (Montanari, 2005).

[10]. Dans l’article éponyme de la revue Esprit, mars-avril 2009.

[11]. Même Louise Merzeau (2010), médiologue et photographe, quand elle nous incite à « la présence numérique » ou à « habiter l’hypersphère » n’interroge véritablement, ni la présence, ni le habiter qui restent de l’ordre d’un sens commun vernaculaire.

[12]. En commençant par affirmer la valeur paradigmatique de l’image interactive pour l’étude du jeu vidéo (Perény, 2009).

[13]. La discussion approfondie des modalités de la vision avatariale dépasse le périmètre de ce chapitre, en particulier celui de son degré zéro, correspondant à un point de vue piloté sans figuration d’avatar, qui offre déjà une simple présence active du sujet dans l’image. Une problématique déjà entrevue du temps du vidéodisque interactif qui a permis les premières applications du navigationnel spatialisé dans des images réalistes. Voir à ce sujet les notions de « sémantique de l’interaction » et de « synthèse impure » (Perény, 1999). Lucas et Amato au chapitre 4, traitent en détail des questions de point de vision attaché et détaché de l’avatar.

[14]. Introduction au catalogue de l’exposition « Iconoclash in Latour » (2009, p. 147).

[15]. Ibid. (Latour, 2009, p. 138).

[16]. Voir l’interview de Yann Leroux sur Internetactu.net : « il n’y a pas d’addiction au jeu vidéo » (voir l’adresse : http://www.internetactu.net/2009/03/23/yann-leroux-il-ny-a-pas-daddiction-aux-jeux-video/).

[17]. « L’addiction aux jeux vidéo est rare », interview de Serge Tisseron, Le Monde, 7 janvier 2009. C’est aussi l’avis d’autres praticiens de l’addiction comme Marc Valleur, de Marmottan (2009) dans la revue Psychotropes.

[18]. Lire à ce sujet E. Rossé, qui en traite en détail au chapitre 11 de ce même ouvrage.

[19]. Dans le cadre d’une approche générale concernent l’heuristique de l’avatar, voir (Perény, Amato, 2010) déjà cité plus haut et pour la problématique plus générale des images interactives et du jeu vidéo, voir aussi mon ouvrage de synthèse (Perény, 2013).

[20]. Wiener en parle ainsi en évoquant Galatée, l’image idéale : « ce n’était plus une image picturale, mais une image opérante » (2001, p. 54).

[21]. (Amato, 2006) propose cette notion en tant que dépassement de l’« action sur l’image » chère à Weissberg.

[22]. Nous avons qualifié ainsi le jeu vidéo, qui constitue, selon nous, le premier cybermédium arrivé à maturité à la suite de sa rencontre avec le Réseau des réseaux. Tout en soulignant son antériorité historique incontestable par rapport à l’hypertexte et à Internet (Amato, Perény, 2008).

[23]. Au sens de Latour (2000) pour qui « l’attachement désigne à la fois ce qui émeut, ce qui met en mouvement, » autrement dit ce qui fait faire. Et il ajoute que par « ce redoublement du “faire faire” que la langue française préserve avec tant de justesse, on déplace l’attention vers ce qui nous fait agir, on l’éloigne de l’obsédante distinction du rationnel – les faits – et de l’irrationnel – les fétiches ».

[24]. Nous renvoyons à (Perény, 2010) et (Perény, 2013) pour expliciter cette dissociation – basée sur la philosophie simondonienne de l’objet technique – de la « boîte noire » du gameplay en deux cercles concentriques : d’une part, celui de la jouabilité pure de l’image interactive, que nous rangeons du côté du play et d’autre part, celui de la surdétermination culturelle du jeu vidéo réglé, le game, au sens de système règles/contenus. S’opère donc ici un renversement fondamental dans l’analyse du dispositif vidéoludique par rapport aux approches habituelles, qui elles, limitent le play, c’est-à-dire l’aspect jouable, à l’appropriation humaine du game.

[25]. Voir la thèse toute récente de Fréderic Tordo (2012) qui aborde le phénomène de résonnance dans ses acceptions psychologiques et psychanalytiques. Pour ma part, je reste fidèle à une approche simondonienne de l’information et de l’individuation et à sa conception de la résonance qui est physicaliste et proche du concept d’affordance de l’éthologue James J. Gibson, voir à ce sujet Auray (2002), Ethos technicien et information, Simondon reconfiguré par les hackers.

[26]. Issue de la physique, mais reprise aussi par la sociologie de Bourdieu, cette notion désigne la persistance d’un état ou d’une habitude, alors même qu’a cessé la cause ou le contexte l’ayant déclenché et entretenu.

19. L’asservissement désigne le fonctionnement d’un système qui est régi par l’écart entre le comportement actuel et le comportement désiré, autrement dit la visée téléologique. Le qualificatif cybernétique renvoie au fait qu’il s’agit de deux systèmes en équilibre instable qui se contrôlent et se commandent mutuellement.

[28]. Une analyse des qualités propres aux composants des mondes virtuels a pu être proposée par Amato (2008) qui distingue leur caractère quasi (presque), simili (imitation) ou pseudo (soi-disant).

[29]. Cours au Collège de France, disponible à l’adresse : http://www.college-de-france.fr/site/philippe-descola/#|m=course|q=/site/philippe-descola/course-2008-2009.htm|p=../philippe descola/course-2009-03-04-14h00.htm.

22. MMORPG : sigle anglais qui signifie Massively Multiplayer Online Role Playing Game. En français : jeux de rôles massivement multijoueurs.

[31]. Communication personnelle d’Alain Berthoz au cours d’un déjeuner de travail et d’échanges en vue de définir un objet d’expérimentation commune (15 janvier 2013 au Collège de France). Pour en savoir plus sur sa théorie du « double de soi » voir Chapitre VI « Délibérer avec son corps : moi et mon double » (Berthoz, 2003, pp.141-173) et pour une approche plus large de l’empathie, voir l’ouvrage collectif éponyme (Berthoz, Jorland, Dirs. 2004)

[32]. Une notion explicitée dans la thèse de Tordo (2012), mais aussi déjà annoncée dans son article dans Psychotropes en 2011, « Désir d’intersubjectivité dans les jeux vidéo : entre auto-empathie virtuelle et relations interpersonnelles réelles ». Voir aussi son développement avec Binkley au chapitre 3 du présent ouvrage collectif.

[33]. Je fais référence à une relecture (Revel, 2009) du deuxième Foucault et à ce qu’il ait pu dire du rapport à la technique comme gouvernement de soi. Une contextualisation à la maitrise de soi et à celle de l’action collective en situation d’immersion technologique, via des avatars agissant de concert, ne fait pas partie du périmètre de ce chapitre.

[34]. À ce sujet nous renvoyons aussi au chapitre de Tordo et de Binkley concernant le passage à une empathie pour autrui.

[35]. Disponible à l’adresse : http://www.omnsh.org/spip.php?article25.

[36]. Je renvoie à la définition inaugurale du cyberespace de William Gibson, cité par Bardini & Proulx (2000), qui ajoutaient, concernant le web : « c’est surtout sur le qualificatif qu’il faut mettre l’accent car l’hallucination, quant à elle, ne date pas d’hier… ».

[37]. L’objet-fée se réfère à l’une des étymologies possibles du mot du fétiche que l’on pourrait remonter à fée, « enchanté » en vieux français.

[38]. Réplique exacte d’une parcelle de notre monde biophysique, Lucas & Amato au chapitre 4.

[39]. L’exposition et l’ouvrage de Descola (2010), La Fabrique des images, retracent les grands modèles iconologiques dont celui de l’ontologie occidentale jusqu’aux premières images techniques, la photo et le cinéma. Nous pensons pour notre part que l’image interactive constitue une nouvelle « fabrique de l’image », en forme de creuset pouvant hybrider plusieurs visions du monde. Selon cette hypothèse, l’avatar procéderait non seulement du naturalisme mais aussi à la fois de l’analogisme et de l’animisme.

[40]. Voir le tableau général (Pereny, Amato, 2010, p. 108) pour la comparaison de ces polarités, ainsi que pour la définition de ces termes de simulat et d’agrégat.

[41]. Ibid., p. 117.

[42]. Il s’agit du lapin communicant de la société Violet, disponible à l’adresse : http://www.nabatzag.com.

[43]. Voir l’article de Gilles Deles sur ces figures dans l’univers du jeu Word of Warcraft (Deles, 2009, p. 601-609).

[44]. Voir l’article de synthèse de Gell, « Technology and Magic » (1988).

[45]. L’une des quatorze citations sur le site web culturel Evene rattachées au mot technologie.

[46]. Déotte (2008) reprend « la théorie des phases » de Simondon (1969) et investit l’esthétique comme travail philosophique et Latour (2010) évoque également ses « modes d’existence » et ses « phases de la culture », tout en lui préférant la référence à Souriau (2009) et son « instauration ».

[47]. « Simondon, la technologie et les sciences sociales » dans Cahiers Simondon I (Guichet, 2009).

40. Nous pouvons rappeler ici la référence aux quatre ontologies de Descola (2005), les quatre grandes visions du monde et de manière de penser, le naturalisme, l’analogisme, l’animisme et le totémisme ainsi que ses distinctions matricielles, entre physicalité et intériorité, humains et non humains.

[49]. « Half-real » au sens de Juul pour qui les jeux vidéo conjuguent à la fois des rôles réels et des mondes fictionnels (2005).

[50]. La première image technique (Flusser, 1998) et virtuelle fut celle de l’optique instrumentale, du télescope et du microscope, une image techniquement décollée de son objet et que l’on pouvait observer à la loupe. Le tournant électronique et computationnel la rendit opérable, c’est-à-dire interactivement manipulable, aussi bien au niveau de sa fabrication que de sa visualisation, ce qui a rompu son habituel rapport indiciel avec le réel.

[51]. Y compris au sens classique de l’expression, « le dernier avatar de… », qui finira bien par prendre le sens de versions ou dirons-nous de conjonctures de manifestation technologiquement assistées d’un être ou d’une chose.

[52]. Simondon s’est aussi beaucoup préoccupé de l’image : « l’image est une résultante, mais elle est aussi un germe : elle peut devenir une amorce de concept ou de doctrine ». Il précisait que « presque tous les objets produits par l’homme sont en quelque mesure des objets-images » et que « les objets-images sont presque des organismes » (Simondon, 2008, p. 13).

[53]. Voir le colloque « HyperUrbain 2 » à la CSI de La Villette, les 3 et 4 juin 2009, organisé par l’équipe CITU du Laboratoire Paragraphe.

[54]. Guattari (1992), quelques semaines avant sa mort, a adressé au monde diplomatique un texte intitulé « Pour une refondation des pratiques sociales » que l’on considère comme son testament politique. Un texte d’espoir et d’optimisme en particulier vis-à-vis de l’évolution technologique – à l’inverse de celui de Deleuze (1990) et de son « Post scriptum sur les sociétés de contrôle » de tonalité pour le moins pessimiste –, où il propose une « nouvelle alliance avec la machine » un « mariage de raison et des sentiments avec les multiples rameaux du machinisme » et parle de « mécanosphère enveloppant notre biosphère » et d’« efflorescence machinique abstraite, explorant le devenir humain ».

[55]. Il s’agit du titre du premier ouvrage collectif français concernant la problématique de l’avatar, comportant trois parties, théories, terrains et témoignages, que nous avons co-dirigé (Amato & Perény 2013), dont cet article rendra en partie compte. Du coup un certain nombre d’idées exposées dans ce qui suit ont émergé au cours de nos séances de travail, il en va de même pour d’autres, discutées au cours de nos réunions au Collège de France, à trois avec Alain Berthoz, je tiens à les remercier ici pour leur contribution à la genèse de ce texte.

[56]. Voir le chapitre XIII « Pour une étude logistique de l’inter-agir iconique et corporel ». (Perény, 2013a)

[57]. Il s’agit de La Funanbule, une installation de Michel Bret et de Marie-Hélène Tramus, (2000), où un être virtuel, capable d’apprentissage et un spectateur sont en inter-action iconique et évoluent de concert.

[58]. Cette expression désigne les espaces-temps réalistes 3D de nature cybermédiatiques, faisant monde à part entière et qui existent au sein de l’Internet, un réseau dont la logique et les usages dominants restent hypertextuelles et hypermédiatiques. (Perény & Amato 2010)

[59]. Il s’agit d’une évolution du Diagramme synoptique 1.1 (Perény 2013b p. 44) qui explicitait la double boucle d’asservissement homme-programme passant par l’écran. J’ai montré auparavant (Perény 2010) par une suite de diagrammes la “concrétisation” simondonienne d’un “objet technique”, en l’occurrence l’image interactive en jeu vidéo.

[60]. « L’immersion du sujet en situation réelle, l’immersion du sujet (lecteur ou spectateur) en situation fictionnelle et l’immersion du sujet en situation virtuelle ». Annonce du premier colloque « Immersion » franco-canadien, 27-28 avril 2011, Paris.

[61]. Voir l’interview d’Alain Berthoz par Thierry Paquot, « Le cerveau dans l’espace ». Accessible à http://dpea-archi.philo.over-blog.com/article-interview-de-alain-berthoz-par-thierry-paquot-61601814.html

[62]. Communication personnelle d’Alain Berthoz au cours d’un déjeuner de travail et d’échanges en vue de définir un objet d’expérimentation commune (15 janvier 2013 au Collège de France).

[63]. En hommage à Félix Guattari et à ses fulgurances déjà anciennes concernant “l’entrée en machine de la subjectivité” et son appel à “des nouvelles subjectivations” (Guattari 1992), nous appelons “alter-subjectivation” notre hybridation avec l’avatar.

[64]. Les principes techniques et le scénario basique du vol on fait l’objet du dépôt d’une enveloppe Soleau à l’INPI par Étienne Perény

[65]. Autour de la préface rédigé par le professeur Alain Berthoz pour l’ouvrage collectif « les avatars jouables des mondes numériques » (Amato, Perény, 2013)

[66]. Cette traduction du terme agency renvoie au champ d’action opératoire concret, d’une certaine manière amplifié ou augmenté grâce aux fonctions nouvelles qu’un objet ou un environnement technologique accordent au sujet.

[67]. Ce festival porté par le pôle de compétitivité Cap Digital fédère chaque année les innovations technologiques et médiatiques du secteur « numérique ».

[68]. Réponses à la question « quels seraient les termes qui selon vous pourraient caractériser cette sensation de vol réel ou imaginaire ? » adressée aux 43 sujets, donnant 118 qualifications, reclassées en 19 catégories (dont « autre » (19 items) et « pas de réponse » (1). Les termes en italiques sont ceux exacts des catégories.

[69]. Réponses à la question « pour vous, quels seraient les termes qui qualifient votre expérience avec « l’avatar vidéo ? » adressée aux 43 sujets, donnant 117 qualifications, reclassées en 25 catégories (dont 1 « autre »), chaque chiffre précisant le nombre d’occurrences dans la catégorie énoncée.

[70]. Réponses à la question « Pour vous, qu’est-ce qui qualifierait votre expérience avec cette observation de vous-même ? » adressée à 39 des sujets donnant 117 qualifications, reclassées en 13 catégories (dont 1 « autre »), chaque chiffre indiquant le nombre d’occurrences dans la catégorie énoncée.

[71]. Le projet « Devenez Avatar » a été lauréat de la compétition internationale « Révolution » de Laval Virtual 2016 et a bénéficié d’un stand en tant qu’invité.

[72]. Rapport publié sur : https://www.ihest.fr/la-mediatheque/collections/rapports-d-etonnement/les-masques-immersifs-entre-anciennes-promesses-et-nouveaux-usages